MES INTERVIEWS IMAGINAIRES : AVA GARDNER
AVA GARDNER, la grâce.
Juillet 1955. La Moraleja, superbe propriété près de Madrid.
Ava Gardner vient de s’y installer après le succès planétaire de LA COMTESSE AUX PIEDS NUS, une histoire qui lui ressemble.
Elle a 33 ans. Elle n’a jamais été aussi belle. Avec Luis Miguel Dominguin elle forme un couple pharaonesque.
C’est le soir. Dans sa chambre, elle essaie des robes pour la soirée donnée au Palacio Real où elle rencontrera Picasso, Hemingway et son future réalisateur Darryl F. Zanuck qui prépare le film « Le Soleil se Lève aussi ».
* Etes-vous définitivement séparée de Frank Sinatra ?
* Non, malheureusement non. Nous avons pris comment dire …
une respiration… un an ou deux… après nous verrons. Nous ne
pouvons pas vivre en harmonie ensemble.
* Vous n’avez trouvé l’harmonie avec aucun de vos maris, il semble ?
Elle émerge d’un flot de taffetas rouge qui pourrait mettre le feu au Palacio si elle apparaissait ainsi vêtue ce soir.
* L’harmonie, jamais. Ni avec Mickey Rooney, ni avec Artie Shaw, ni avec Frankie. Mais j’ai toujours gardé leur amitié. Même avec mes amants. J’aime toujours Howard Hughes, qui me harcèle encore, j’aime Robert Taylor, j’aime Clark Gable, je suis un vrai coeur d’artichaut !… Et en ce moment, je suis folle de Luis Miguel Dominguin… vous l’avez vu toréer ? Il est impérial.
* Mais quel caractère de cochon !
Elle rit et enfile un fourreau en satin blanc. On croit rêver. Le plus beau félin de la création. Elle ondule devant la glace sans la moindre forfanterie, exactement comme un animal.
* Oui, il est déroutant. Mais pas avec moi. Il se conduit comme un vrai hidalgo avec les femmes…
* On ne peut pas parler tauromachie avec lui : si vous n’êtes pas espagnol vous n’y connaissez rien.
* C’est vrai. Picasso l’a bien remis à sa place un jour. Mais c’est cet orgueil de madrilène. Manolete était plus modeste, mais il est mort.
* A cause de Dominguin !
Elle se retourne, prête à griffer.
* Non, pas « à cause ». Luis Miguel lui a lancé un défi, et le combat a mal tourné pour Manolete. C’est le Destin.
Je change de sujet.
* Il n’y a pas une seule robe noire dans tout ça ?
* Non, je n’aime pas le noir. Vous ne me verrez jamais en noir, sauf dans un film évidemment. Marilyn non plus, ne porte jamais de noir. Il n’y a que les Françaises pour porter cette couleur funèbre.
* * De toute façon, quelle que soit la couleur, vous forcez l’admiration. Une telle absence de handicap, c’est rare.
Elle éclate de rire.
* Vous n’auriez pas dit ça si vous m’aviez connue à mes débuts ! J’avais un terrible handicap : mon accent de Caroline du Sud. Longtemps on ne m’a donné que des rôles muets, lorsque j’ouvrais la bouche tout le monde riait. Il m’a fallu prendre des années de cours de diction pour décrocher de vrais rôles !
Son rire s’est arrêté net.
* Rendez-vous compte : j’ai tourné jusqu’à ce jour 44 films. Dans les 40 premiers je suis passée inaperçue. Je viens seulement d’obtenir le succès, avec les 4 derniers que j’ai tourné…
* Oui : Les Neiges du Kilimandjaro, Les Chevaliers de la Table Ronde (tiens ! dans ce film vous portiez du noir !), Mogambo et La Comtesse aux Pieds Nus ! Et avec quels réalisateurs prestigieux !
* Les 40 premiers aussi ! Mais les rôles qu’ils me donnaient étaient uniquement des rôles de potiche sexy ! Quatre personnages de premier plan, ça fait une carrière bien mince ! A dix ans, Shirley Temple en avait tourné le double !
* Votre carrière ne fait que commencer mais elle sera immense.
Elle ferme les yeux.
* Quelqu’un m’a dit cela, un jour. J’avais dix-sept ans. J’étais sténo-dactylo dans mon bled en Caroline du Nord et j’allais voir ma sœur à New-York le week-end, pour respirer un peu. Son mari était photographe et faisait des tas de photos de moi qu’il mettait dans la vitrine de son studio. Un jour, un mec de la MGM a flashé sur mes photos. Il m’a fait faire un bout d’essai. Ca les a emballés et ils m’ont fait signer un contrat de sept ans à 50 dollars par semaine… Ce garçon s’appelait Barney Duhan. Il ne m’a pas touchée. Il m’a seulement dit : « Honey, you’ll be the greatest but it will take time… » Je l’ai perdu de vue…
* Il doit être très fier, aujourd’hui !
Elle se lève, va à la fenêtre et soupire :
* C’est ma sœur et mon beau-frère qui doivent être fiers, ce sont eux qui ont tout déclenché… Je n’ai plus le temps d’aller les voir. Le succès rend ingrat, vous savez ?
La pièce est soudain plongée dans l’obscurité. Je rejoins AVA près de la baie vitrée mais elle n’est plus là.
Dehors, les lampadaires du parc se sont éteints. Le ciel a pris des nuances violet sombre au-dessus du halo rouge qui surplombe Madrid.