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Enfin une année nouvelle ! Un plateau de théâtre encore vide, des personnages en quête d’auteur, un auteur en quête d’inspiration devant cette grande page blanche.
Après les fameuses Rencontres Imaginairese en 2013,
voici JE M'AMUSE AVEC MES MUSES, dédiés chacun à une grande figure disparue.
Vous retrouverez ensuite une nouvelle série de Rencontres Imaginaires car je ne me lasse pas de faire dialoguer ces gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
L’imaginaire, ah, l’imaginaire ! Que de crimes on peut commettre en son nom !
Vous verrez peut-être aussi se faufiler entre deux shorts, une photo insolite qui m’aura touchée au coeur et que je vous commenterai à ma manière.
Bref, en route pour 2014 avec Miss Comédie et ses bizarreries imaginaires.
ie m'amuse avec mes muses
Une histoire inspirée par YEHUDI MENUHIN :
MELODIE EN SOUS-SOL
Sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, le grand violoniste salue son public. La standing ovation est interminable.
Ce soir encore il fit un triomphe. Son violon semblait flotter dans ses mains et l’archet s’envolait, tirant des sons archangéliques de l’instrument.
L’après-concert avait traîné en longueur. Les gens n’en finissaient plus de frapper à la porte de sa loge, à la fin la porte resta ouverte et ils venaient lui dire leur joie, les admirateurs anonymes, les confrères, les amis, , le chef et les musiciens de l’orchestre,
Ce fut une belle prestation, oui il le sentait, il avait été inspiré, il y a des soirs comme ça où la musique s’empare de votre corps tout entier et c’est ensuite si facile de la restituer aux autres, de déverser ce trop-plein de sons parfaitement agencés par la technique. Il trouvait souvent cette sensation de plénitude dans le répertoire de Ravel, son ami.
Il réussit enfin à se soustraire à ses admirateurs et à gagner la sortie. Toute cette agitation lui pesait, toutes ces louanges le gênaient. Seul, il voulait être seul à présent.
Sur le trottoir de l’avenue Montaigne, il respira un grand coup.
A son chauffeur qui l’attendait, il dit de rentrer, il avait envie de marcher. La nuit était douce et du Théâtre des Champs-Elysées il n’avait que l’avenue Marceau à remonter pour se retrouver dans sa petite rue tranquille.
Il était plein d’un épuisement bienfaisant, son esprit menait l’équipage de ses membres las. Il marcha d’abord d’un pas rapide, finissant d’écouler l’énergie accumulée pour le concert. Peu à peu son allure prit un rythme plus lent. A chaque pas il laissait derrière lui le bruit, l’effort, la parade, le côté factice de cette journée. Il prit une longue inspiration et se sentit plus léger et aussi plus seul. Les parures dont la société vous affuble sont les rubans et les clochettes accrochées aux sapins de Noël. Une illusion de gloire.
Je suis un sapin de Noël, pensa-t-il.
En lui même, une petite voix chuchota : « ces parures ne sont que la consécration de ton talent, ne l’oublie pas ! »
Il marche, il traîne un peu la patte, et soudain voilà qu’il s’arrête net. Un son qu’il connaît bien, très faible mais il connaît si bien ce son-là, un son très pur, loin dans une rue, le fait dresser l’oreille.
Le son, intermittent, devient peu à peu perceptible. C’est du violon.
Le grand violoniste cherche à localiser cette musique solitaire, il oriente ses pas dans sa direction.
Au détour d’une rue, il le voit.
L’homme est debout sur le trottoir à l’entrée d’une petite rue fréquentée par les habitués d’un bar d’hôtel.
Il joue les yeux fermés une sonate de Liszt. Personne ne l’écoute.
La star du violon s’approche et regarde le visage du musicien anonyme, une expression de profond bien-être. Ce n’est pas un amateur, son archet est mû par un talent consommé. Devant lui il y a une soucoupe avec quelques pièces.
Comment quantifier mon bonheur de jouer par rapport au sien ? C’est le même ! Le même bonheur. Moi j’ai droit aux bravos, aux articles de presse, et lui à une pièce jaune. Moi je suis lié par contrat, mon emploi du temps est bouclé. Lui est libre d’aller jouer sur le quai de la Tournelle, par beau temps, pour donner du bonheur aux amoureux fauchés.
Le musicien n’ouvre pas les yeux lorsque le Maître lance une pièce dans la soucoupe. Cela augmente encore son amertume. Un moment il reste là, figé, cherchant à deviner si cette liberté avait été voulue, ou seulement subie par les aléas de la vie. Il eut envie de lui parler. Mais le violoniste était derrière un écran infranchissable.
Puis il tourna les talons. Il rentra chez lui d’un pas nerveux.
Son chauffleur l’avait suivi, au ralenti, habitué aux volte-face de son maître. Il assista à cette halte insolite devant un pair, il imagina le désarroi, l’étonnement et peut-être aussi la compassion.
Il ne comprit pas son licenciement, un mois plus tard, pas plus que l’annulation de tous les concerts du Maître « pour raisons de santé » ainsi que l’annonce d’une retraite prématurée, en pleine gloire. Mais il ne chercha pas à savoir, ni à garder le contact avec son ancien employeur.
Pourtant un jour, longeant l’un des couloirs interminables de la station Châtelet, il entendit de loin un son familier qui le fit tressaillir.
Bientôt il fut devant lui : le grand violoniste, debout, les yeux fermés, jouant de son violon avec une expression de bonheur intime.
Devant lui, une soucoupe d’argent avec quelques pièces jaunes.
Pas plus que le violoniste anonyme de la rue de Bassano le Maître n’ouvrit les yeux lorsque la pièce tomba dans la soucoupe.
Et pas plus que lui, le chauffeur n’osa lui adresser la parole.