RENDEZ-VOUS AVEC GLENN GOULD
GLENN GOULD, LE TÉNÉBREUX
C’est à Chicago, le 10 avril 1964, que Glenn GOULD donna son dernier concert en public.
Ce soir-là, il avait joué quelques fugues de l’Art de la Fugue, puis la partita n° 4, puis la sonate opus 110 de Beethoven, et la troisième Sonate de Kreneg.
A quel moment y a t-t-il eu le déclic ?
Ses doigts ont continué à jouer jusqu’au bout, mais lui n’était plus là.
Rentré à son hôtel, il prit la décision qu’il savait irrévocable, de ne plus jamais jouer en public.
- Glenn Gould, vous souvenez-vous de la raison qui vous a poussé, ce soir-là, à renoncer définitivement à jouer en concert ? Ce soir-là le public vous
a-t-il paru spécialement inattentif ?
Glenn Gould parut chercher dans sa mémoire, alors qu’il se souvenait très bien. Il regarda la jeune fille qui attendait, attentive, son magnéto sur les genoux. Elle était jolie, avec un visage enfantin et paraissait totalement envoutée par son sujet. Mais Glenn Gould était insensible à la beauté des femmes. Il n’aimait pas le côté sexuel des rapports humains. Il détestait qu’on le touche. Il appréciait Barbra Streisand pour son engagement humanitaire, et Petula Clark, bizarrement, pour sa voix. Mais d’une manière générale, les femmes ne l’intéressaient pas. Pour lui, un dialogue avec une femme était une torture.
- La raison ? J’ai soudain pris conscience de… ( Il hésita. Sa pensée devait être difficile à exprimer sans choquer). Cette présence oppressante du public. Un public est fait d’auditeurs trop dissemblables, je ne peux apporter à chacun ce qu’il attend, ils me...
- Les réactions des spectateurs vous gênaient ?
Glenn Gould pointa son index vers elle.
- Justement, justement ! Vous avez dit « les spectateurs » ! Voilà ce que je
ne voulais plus être : un spectacle ! Je dois être un son, une abstraction, une émotion pure, pas un objet de curiosité, mes mains, mon visage, ma chaise,
mon piano, tout cela n’est pas la Musique !...
Il se leva, alla vers la baie vitrée qui surplombait Lexington Avenue. Le double vitrage n’empêchait pas de percevoir l’effervescence nocturne de Broadway, 26 étages plus bas.
- L’idée de concert est une ineptie, continua-t-il, le dos tourné, rassembler des gens aussi différents qu’un médecin, un professeur de dessin, un banquier ou un peintre, devant un homme seul, envahi par sa propre émotion, qui doit cacher sa peur, oui, sa peur, j’ai un trac paralysant avant chaque concert, vous savez.
Il n’avait pas touché au plateau que le valet de chambre de l’hôtel lui
avait apporté au début de l’entretien. Il se versa une tasse de thé et but
quelques gorgées.
- Mais, lorsque vous interprétez un concerto, vous n’êtes
pas seul sur scène !
Glenn Gould reposa brusquement sa tasse.
- Ah, ne me parlez pas de concerto ! Je déteste les concertos.
Il se laissa tomber dans le canapé, comme terrassé par une douleur terrible.
- Qu’y a-t-il ? Vous souffrez ?
- Je souffre de mille maux dans mon corps.
La journaliste le regarda respirer un grand coup et se dit qu’il devait surtout souffrir de la chaleur, habillé comme il l’était, dans cette chambre d’hôtel surchauffée. Il portait plusieurs épaisseurs sous une veste de trappeur, des bottes fourrées et les gants qu’il ne quittait jamais. Une mèche de cheveux noirs lui couvrait le front, on distinguait à peine ses yeux immenses et noirs.
- Pourquoi détestez-vous les concertos ?
- Parce que je déteste les conflits. Un homme seul qui doit répondre à une meute d’instruments. J’en ai joué pourtant, souvent. J’essayais de placer le piano au milieu de l’orchestre, de le noyer, le dissimuler et j’avais ainsi la sensation - fausse, bien sûr ! - d’être des leurs.
- Vous aimez la musique, mais aimez-vous toutes les musiques ?
- Ah non ! je déteste la musique de Stravinsky, son Sacre du
Printemps avec ses éjaculations sarcastiques, mordantes, laconiques brutales. D’une manière générale, je n’aime que les musiques virginales,
débarrassées de toute connotation sexuelle. La musique de Bach, celle de
Beethoven, et quelques œuvres de Mozart. Chopin me révulse par
son désir d’être aimé, que l’on sent à travers toutes sa musique.
- Aimez-vous les animaux ?
- J’ai aimé dans ma jeunesse mon chien Nikki et ma perruche Mozart… hélas ils sont morts depuis longtemps.
- Et les femmes ? (elle lança la phrase sans réfléchir)
- Pourquoi aimerais-je particulièrement les femmes ? Pourquoi ne me demandez-vous pas si j’aime les êtres humains ? Je ne fais pas de distinction
entre les hommes et les femmes.
Elle ne savait plus quel sujet aborder. Il y eut un silence.
Il se leva, ôta un de ses gants, fit jouer ses articulation.
« J’ai des fourmis dans les phalanges, je ne sens plus mes doigts…
Excusez-moi, mais… je dois faire mon immersion d’eau chaude avant l’enregistrement de ce soir. Pardonnez-moi.
La journaliste arrêta le magnéto, se leva pour partir. Il s’était déjà enfermé dans la salle de bains.
Le soir-même il enregistrait son dernier disque, la sonate op 3 N° 1 de Strauss (et non les Variations Goldberg comme on le croit souvent) au Studio A de RCA Records à New-York. C’était en septembre 1982. La photo ci-contre fut prise ce jour-là.
Et un mois plus tard, il tirait sa révérence, à cinquante ans.