La scène de la cuisine dans les tontons flingueurs
LES TONTONS FLINGUEURS
LA SCENE DE LA CUISINE
On ne s’en lasse pas, c’est la scène culte par excellence, dans un film qui, dans l’ensemble a un peu vieilli. Seuls les dialogues sont restés jeunes, les dialogues vitriolés d’un Michel Audiard en pleine forme.
On oublie volontiers que le film est l’adaptation à l’écran du troisième volet de la trilogie d’Albert Simonin : Touchez pas au grisbi, Le Cave se rebiffe et Grisbi or not grisbi, intitulé pour le cinéma Les Tontons flingueurs.
Sorti en 1963, en pleine Nouvelle Vague, il n’eut qu’un petit succès en salle et la critique le fustigea, comme Henri Chapier qui écrivit « Vous pavoisez haut mais vous visez bas… » Il n’avait pas le don de voir l’avenir…. Georges Lautner, le réalisateur, avait peut-être visé bas, mais il avait visé juste !
La scène est tellement secouée qu’on la dirait improvisée. Dès qu’ils sont dans la cuisine assis autour de la table et que Francis Blanche sort la fatale bouteille de « Bizarre », tout va très vite, il faut revoir et revoir chaque mimique, ré-entendre chaque réplique, car une seule fois ne suffit pas.
Ce qui est extraordinaire, et peut-être voulu par Georges Lautner, c’est la différence de tempérament comique entre les trois principaux personnages, Ventura, Blier et Lefebvre. J’exclus Francis Blanche qui est moins drôle car il en fait trop. Mais les trois autres ont chacun un naturel, une intériorité qui n’appartient qu’à chacun d’eux. Ils sont eux-mêmes, étourdissants de drôlerie, sans forcer la note.
Ventura est lugubre, Blier est anéanti, Lefebvre est ahuri, ils ne jouent pas sur le même registre mais leur pouvoir comique est le même.
Robert Dalban le majordome ouvre le bal : « Alors, on a sorti le vitriol ? » La cérémonie peut commencer, la bouteille de « Bizarre » circule, on remplit les verres. Le rythme se ralentit un peu, on prend son temps pour arriver au point culminant, l’absorption du breuvage. Gros plan sur chacun des visages en plein suspense.
On trinque, Blier ose le premier, aussitôt suivi par les autres, il avale une gorgée, on entend le liquide passer dans le gosier Il articule, les yeux dans le vague : « Il faut reconnaître… c’est du brutal ! »
Cette réplique-là deviendra une sorte de benedicite pour les piliers de bar et les adeptes du pousse-café.
Jean Lefebvre essuie une larme.
Ventura ébranlé assène « j’ai connu une Polonaise qui en prenait au petit déjeuner… » tout cela ponctué par les glou-glous. Ils sont au bord de l’asphyxie. Ensuite, évidemment, l’ambiance tombe un peu, mais reste quand même très imbibée, et je suppose que l’improvisation a pris le relais car on dit que la scène s’est prolongée jusqu’à une heure très tardive de la nuit.
On ne peut pas croire que cette bouteille de « bizarre » ne fût pas du vrai « brutal » ni qu’elle ne fût pas entièrement vidée et suivie de quelques autres jusqu’ à la fin de la scène…
On imagine aussi l’équipe technique autour du cameraman et du réalisateur, se tenant les côtes face à ce spectacle - mais la question est : y a-il eu plusieurs prises ?
Cette scène de la cuisine, Michel Audiard voulait la supprimer, il la trouvait « inutile » ! Mais Lautner y tenait absolument et l’a conservée pour le bien de la postérité.
Quant à Lino Ventura, contacté après les défections successives de Jean Gabin et de Paul Meurisse, il hésita à accepter : « mon personnage et ceux de mes partenaires sont des personnages comiques. Or moi, dans ce rôle de composition, je ne serai pas crédible. » Il n’a pas essayé de faire le clown mais tout en restant lui-même, il était au diapason, parfaitement crédible.
Un coup de blues ? Vite, installez-vous devant les Tontons flingueurs et savourez la détente.
Miss Comédie