LARTIGUE-DOISNEAU, DE L'ART OU DE LA MAGIE ?
Conversation imaginaire
Sur la plage de la Garoupe, à Antibes.
Jacques-Henri Lartigue et Robert Doisneau sont assis à la terrasse de la buvette qui surplombe la plage. Ils sirotent chacun un Claquesin, la boisson à la mode. Ils ont chacun leur appareil photo autour du cou. Ils savourent le calme de cette matinée où l’on n’entend que le clapotis des vagues. Nous sommes en avril et les promeneurs sont rares.
Sans interrompre leur conversation, Lartigue saisit son appareil et prend une photo.
Doisneau, occupé à cadrer un enfant attablé avec sa mère non loin de leur table, questionne :
« Qu’est-ce que tu as pris ?
Lartigue laisse retomber l’appareil-photo sur sa poitrine.
« Oh, juste une photo de la plage vide – ou presque.
Doisneau s’esclaffe :
« Etonnant ! Il n’y a même pas une naïade à moitié nue !
Lartigue ricane :
« Plus maintenant, non ! Mais on peut faire un petit chef-d’œuvre avec une plage presque vide !
« Qu’est-ce que tu appelles « presque vide » ? demande Doisneau qui se saisit de son appareil et vise la plage à son tour. On entend le déclic.
Lartigue commente :
« Alors là, il y a du monde !
Deuxième déclic.
« Je la double. Comme toi je viens d’avoir une plage presque vide.
Lartigue regarde la plage.
« Mais moi, j’ai pris une femme sortant de l’eau avec son chien. C’est plus intéressante que tes clampins qui marchent.
- C’est à voir. Tu oublies le parasol. Moi j’aime beaucoup le parasol. C’est ce parasol qui fait tout l’intérêt de la photo.
« Je comprend. Moi, c’est le chien. Sans le chien, la photo ne vaut rien.
Ils vident leurs verres et restent silencieux un long moment. Devant eux, défilent sur le rivage des marcheurs solitaires ou des groupes plus ou moins denses, des animaux, des oiseaux, mais jamais la plage ne reste entièrement déserte.
Doisneau met ses lunettes de soleil, signe qu’il va en rester là.
« Tout le monde croit qu’il suffit d’appuyer sur le déclencheur devant une scène quelconque de la vie pour faire une belle photo.
Lartigue opine en riant :
« A quoi servirions-nous, alors ?
« Pourquoi certaines photos provoquent-t-elles une émotion inexplicable alors que d’autres nous laissent froids ?
Lartigue a un geste fataliste.
Ben c'est une histoire de chien et de parasol !
Doisneau s’insurge.
« Pas seulement ! Roland Barthes a écrit des choses très pertinentes sur le sujet.
Lartigue hausse les épaules.
« Oh, Robert, si tu entres en chaire de philosophie… Mais dis toujours, ça m’intéresse.
Doisneau se concentre.
« Je me souviens de cette phrase qui élève le débat :
« la photographie n’est pas une copie du réel ; c’est une émanation d’un réel passé. C’est une magie, ce n’est pas un art. »
Lartigue joue les mortifiés :
« Merci, monsieur Barthes ! Peut-être que toutes les beautés que j’ai photographiées dans ma vie ont succombé à mon charme de magicien plutôt qu’à mon talent d’artiste !
« Et moi, quand je shootais les amoureux sur le pont des Arts, ils ne me voyaient même pas ! La magie, toujours !
Les deux photographes se lèvent et quittent la terrasse qui commence à se remplir.
« En tout cas, nous venons de faire, toi et moi, presque la même photo ! La postérité jugera si c’est de l’art ou de la magie, mais… pourquoi ont-elles été prises sur des plages différentes, et dans des années différentes ?
Ils éclatent de rire et s’évanouissent dans l’air marin, heureux de cette brêve re-création dans le monde des vivants.