29 avril 1963. Ruel-Malmaison. Dans une maison bourgeoise du XIXe louée par la Gaumont, Georges Lautner tourne une scène des Tontons Flingueurs. Changement de décor dans une très longue scène qui se déroule dans le salon et dans la cuisine. Les acteurs quittent le plateau, ils ont une heure de pause.
La nuit tombe. Dehors, sur la place du village, un bar reste ouvert la nuit pour les besoins du tournage. Deux silhouettes sortent en titubant de la maison et se dirigent vers le bar.
Lino Ventura et Jean Lefebvre s’installent côte à côte sur la banquette en moleskine rapée, près du bar. Ils sont seuls. Josette, la patronne, a mis un disque de Cole Porter, « Let’s do It », un sommet de mélancolie.
A voir les visages des deux hommes, on les croirait de retour de l’enterrement de leur meilleur ami. Pourtant, ils viennent de tourner l’une des scènes les plus drôles du film, et même du cinéma français.
Et ils en tiennent une bonne.
Leurs partenaires sont restés dans la loge de Francis Blanche à taper le carton, c’est une manie qui leur coûte cher mais c’est leur affaire.
« Cette petite marche m’a fait du bien, articule Lino Ventura.
« Le froid, ça dessoûle, ajoute Jean Lefebvre, l’œil en berne.
Josette fait son apparition derrière le bar puis, d’une démarche chaloupée, elle va vers eux. Josette est une belle fille brune, toute en rondeurs.
« Qu’est-ce que je vous sers ?
Ensemble : « Un scotch. »
« Ca fait deux scotches ?
« Ca se peut, dit Lino.
« Y aura peut-être une suite, ajoute Jean.
« Sec ou avec glaçons ?
« SECS ! hurlent-ils en chœur.
« Et attention ! Lino élève la voix et fixe Josette d’un œil menaçant - –
on veut pas de la bibine pour flamber les homards, tu piges ? On veut du brutal.
Josette rigole en se balançant d’un pied sur l’autre.
« Ces messieurs sont connaisseurs ! Chez moi, y a les deux : la bibine et le hors d’âge. Donc, deux hors d’âge pour les jeunes, ça marche !
Elle disparaît derrière le bar. Les deux compères allument une cigarette et commentent la scène qu’ils viennent de tourner.
. « Moi je vais te dire, affirme Lino posément, cette scène à la cuisine, elle fera rire personne.
« Oh, tu crois ?
« Je sais pas, je doute ! Il faut voir ! On se retrouve dans cette cuisine, le Raoul et moi, avec nos sbires, on devrait s’écharper, et au lieu de ça on se bourre la gueule et on se rappelle les vieux souvenirs ! C’est invraisemblable, moi je te le dis.
« C’est pour voir nos tronches en gros plan !
« Ah ça, les gros plans, on y a tous eu droit, pas de jaloux ! Y avait intérêt à jouer juste !
« Ca pour jouer juste ! C’est qui, qui a remplacé le jus de pomme par du vitriol ?
« J’sais pas mais personne n’a fait la fine bouche !
Ils s’esclaffent ensemble.
« … et Lautner, tu crois qu’il s’en est rendu compte ?
« Forcément ! C’était gros comme le nez au milieu de la figure qu’on s' envoyait de la gnole !
« On pouvait plus parler … enfin, moi ! sanglote lefebvre.
Entre nous, Blier il avait la réplique qui porte , un cadeau ! et il l’a bousillée comme un malpropre.
« Normal, y a eu dix prises de faites, il était plus dans l’humeur !
Lino Ventura tape du poing sur la table .
« Tu dis ça parce que c’était ton patron dans le film, mais une réplique d’Audiard, ça s’bousille pas !
« Comment tu l’aurais dit, toi, « c’est du brutal « ?
« Mieux que ça ! tonne Lino qui commence à s’énerver - alors, Josette, elle dort ?
Ils posent les mains à plat sur la table, observant Josette qui s’active derrière le bar.
« Elle te plait, Jeannot ?
« Trop vieille pour moi, répond Jean Lefebvre laconique.
« Ah d’accord ! ironise Lino, T’as quel âge ?
« Le même que toi, pardi, quarante-quatre.
« Tu rigoles, on dirait mon père !
Jean Lefebvre se soulève et surplombe Lino avec une molle agressivité lorsque Josette arrive avec les verres.
« Voilà, mes loulous. Vous allez boire ce que vous allez boire ! Je suis allée la chercher dans la Réserve !
« Voyons voir ça ! dit Lino.
Ils hument le breuvage et ensemble, vident leur verre cul sec. Claquent la langue. Se regardent en hôchant la tête.
« Ca fouette ! fait Lino.
« T’as raison… Maintenant qu’on a goûté, Josette, on veut bien un autre verre !
« C’est de la bonne soupe, non ? dit Josette.
« C’est correct, concède Lino, allez, on la double !
Josette repart derrière le bar et s’accoude au bastingage, les yeux dans le vague.
« Moi, cette musique, ça me fout le blues, les gars. Y en a pas un qui me ferait danser ?
Lino éructe un rire qui ressemble à un sanglot tandis que Jean arbore une expression interrogative, sa spécialité.
Résignée Josette verse deux autres verres de whisky et les leur apporte.
Ils posent sur elle un regard soudain concerné.
« Tu devrais t’épiler les sourcils, suggère Lino.
Jean Lefebvre ne voit pas quoi améliorer, il ne dit rien.
« S’il n’y a que ça qui te chiffonne, on peut s’arranger ? dit Josette en s’asseyant sur le coin de la table.
La porte s’ouvre violemment et entre Marcel, le mari de Josette.
« Salut les gars ! - il s’avance vers Josette qui a rectifié la position, et lui met une claque sur les fesses puis la prend par le bras – tu leur fais du gringue ? Je vais t’apprendre !
Elle se dégage et le regarde langoureusement.
« Fais-moi danser, Marcel !
Il l’enlace et ils se mettent à danser sur la musique de Cole Porter, un slow très lent, très triste.
Lino Ventura et Jean Lefebvre les contemplent sans mot dire, buvant de temps en temps une gorgée de scotch.
« On se croirait dans un film de Carné, dit Lino.
Jean Lefebvre est très entamé. Il ne répond pas mais il acquiesce les yeux fermés.
Au bout d’une minute il corrige, le doigt en l’air :
« Chez Carné y aurait de l’accordéon !
Puis il s’affale sur la table et commence à s’assoupir..
Lino le secoue :
« Allez ! Tu sais qu’on a encore une scène à tourner ! Avec les jeunes !
Quand on les fout dehors ! Va falloir de l’énergie, Jeannot !
La musique s’est arrêtée. Les deux époux se séparent et vont vers l’arrière cuisine où on les entend se chamailler.
Et là-dessus, la porte s’ouvre sur l’assistant de Lautner qui lance :
« On tourne dans quinze minutes ! On vous attend sur le plateau !
Et referme la porte sans autre commentaire.
Lino se lève et contemple son pote aux abonnés absents : :
« On aurait dû te donner le rôle de Louis le Mexicain ! Moribond ou ivre mort, à l’écran on n’y voit que du feu !