MES INTERVIEWS IMAGINAIRES : NINO FERRER
NINO FERRER, L’insatisfait
Décembre 1965, rue du Dragon à Paris. Chez des amis, Nino Ferrer fête le succès de MIRZA, son premier tube. Au milieu de tous ces gens euphoriques et déjà un peu partis, il est sobre, mélancolique, d’une beauté surnaturelle. Son teckel ne le quitte pas d'une patte.
Je l’ai déjà vu souvent ici, il est le cousin de notre hôte, musicien de jazz.
Il vient vers moi. Notre conversation a tout d’une INTERVIEW IMAGINAIRE.
Il m’entraîne à l’écart. …
- Venez, tous ces gens sont répugnants.
- Mais enfin, ce sont vos amis…
- Non. Ils se réjouissent, ils ne comprennent pas.
- Comprendre quoi ?
Il me regarde intensément.
- Vous savez bien, vous, que ce disque… je l’abomine, je le renie, son succès m’avilit.
Je ne dis rien. Il est vrai que MIRZA est à des années-lumière de l’univers musical de Nino, qui n’aime que le jazz.
- Grâce à ce succès, Nino, tu es célèbre. Tu vas pouvoir faire la musique que tu aimes.
- Ne me tutoyez pas. Notre relation est au-dessus de la mêlée.
Je ne peux m’empêcher de rire. Il a ce côté vieille France qui étonne de la part d’un chanteur de variétés mais qui colle bien avec son allure de dandy.
- Ecoutez-moi. Vous savez ce qui est le plus absurde ? C’est que personne ne sait que la musique de MIRZA m’a été inspirée par un tube de Stevie Wonder. Là-dessus, je mets des paroles idiotes, histoire de rigoler un peu, et paf ! ça fait un tabac…
Il me regarde encore, je vais me trouver mal tellement il est beau.
- … et j’ai signé avec Barclay pour trois autres titres aussi stupides : Les Cornichons, Oh Hé Hein Bon, Gaston ya’l téléfon qui sons’…
- Ils auront le même succès que MIRZA !
- Dieu du ciel, je ne veux pas de ce succès-là ! Je regrette le temps des Dixiecats,
là je faisais du vrai jazz, je jouais de la contrebasse, notre hôte Stéphane Guérault de la clarinette, et avec les autres on accompagnait Bill Coleman, c’était du délire, le Vieux Colombier était plein chaque soir !
- Pourquoi avoir arrêté ?
- Oh, je voulais faire mes chansons à moi. C’est toujours pareil, à 20 ans on croit qu’on peut avoir tous les talents à la fois.
On passe à table. Il est à côté de moi. Il me glisse sur le ton de la confidence :
-
- J’ai le projet d’une très belle chanson qui, j’en ai peur, n’intéressera personne…
- De quoi parle-t-elle ?
- C’est une chanson qui parle d’un pays de cocagne, où tout le monde est heureux, où le soleil brille toute l’année… comme au paradis…
- On dirait le Sud…
- C’est ça. On dirait le Sud. Vous avez trouvé le titre !
Il me prend la main.
- Cette chanson fera le tour du monde. Elle effacera tout le reste, elle sera la seule empreinte de mon passage sur terre...
- Mais non ! Vos premières chansons resteront, tout le monde les aime, l’une d’elle figure même dans le film d’Almodovar « Talons Aiguilles », non ?
- « Un An d’Amour », oui, en Espagnol, hum…
Nino répond à des hôtes qui l’interpellent de l’autre bout de la table.
- Nino, tu es venu seul ? Qui est la femme de ta vie en ce moment ?
- Vous voulez le savoir ? C’est Brigitte Bardot !
Tout le monde s’esclaffe. Et pourtant, un an plus tard, BB répondait à son appel.
Il se tourne vers moi.
- La femme de ma vie, je ne le dis qu’à vous, c’est ma mère, merveilleuse
Mounette. Un jour ou l’autre, je repartirai pour l’Italie avec elle, nous habiterons à nouveau piazza Navona à Rome, comme dans mon enfance.
- Elle est votre premiere fan ?
- Pas toujours. Elle n’aime pas MIRZA. Pour elle il n’y a que le jazz ou la canzonetta ! Quand j’ai rencontré Armstrong, elle aurait préféré que je fasse partie de son orchestre, plutôt que j’écrive « je veux être Noir », elle a trouvé ça très choquant…
Il rêve.
- Ma mère a toujours raison. Tant qu’elle est près de moi, il ne peut rien m’arriver de mal. Le plus grand malheur qui pourrait m’arriver, c’est qu’elle parte avant moi.
- Où ?
- Au ciel. Quand elle mourra, je mourrai.
- Nino, vous vous souvenez des paroles de votre première chanson : « Ma Vie pour rien « ?
- « Moi j’ai voulu vivre ma vie- et j’ai perdu ma vie pour rien ».
- Comment peut-on écrire ces mots-là, quand on a toute la vie devant soi ?
- Je ne sais pas.
-