MES INTERVIEWS IMAGINAIRES : FRANCOISE SAGAN
FRANCOISE SAGAN, UN CERTAIN DETACHEMENT;
Nous marchons sur le trottoir des Champs-Elysées après la projection du film de Diane KURIS, « Sagan ». Nous sommes début juin, la nuit est tiède, Elle porte une jupe de fine laine camel et un chemisier en soie noir à pois blancs.
Elle marche vite, légèrement voûtée, elle tousse par moments. je demande :
- Vous avez aimé le film ?
- Oui, beaucoup. J’ai pleuré. Ca s’est passé exactement comme ça. A part certains de mes proches que je n’ai pas reconnu, qui n’ont pas eu ma chance : Testud c’était moi. J’étais sur le tournage, vous savez. Je la regardais, je me voyais, je revivais tout… Ma vie a pris un mauvais tournant très vite… C’est ce maudit accident. Si je n’avais pas eu cet accident, je n’aurais jamais connu la drogue… Quoique. Mon frère Jacques m’a bien ouvert la voie lui aussi. Bref.
- Et tout cet argent… tout d’un coup…
- Oui. Heureusement, j’ai tout dépensé, je n’ai rien gardé, rien. A la fin je n’avais plus rien, ils m’avaient pris mon chéquier et pourtant le fisc me poursuivait encore, je n’en dormais plus... Ca on ne le voit pas dans le film.
- « Sagan ». Pourquoi n’avoir pas écrit sous votre vrai nom ?
- Mon père a refusé. Quand « Bonjour Tristesse » a été accepté par Julliard, il fallait se décider. Pour mon père ce livre était une ineptie. Il ne se doutait pas du ramdam qui allait suivre … (elle rit)
- Et… Sagan, pourquoi ?
- C’est le nom d’un personnage de Proust,Hélie de Talleyrant, prince de
Sagan.
- Rien que ça !
- Et oui.
- Vous avez même écrit votre épitaphe avec ce nom-là, et non avec Quoirez, votre vrai nom c’est étrange !
- Ben oui, ma vie, mes scandales, mes livres, c’est Sagan, pas Quoirez.
Quoirez c’est moi petite fille, garçon manqué, heureuse, insouciante…
C’est mon au-delà, c’est moi maintenant.
- Où aimeriez-vous souper ce soir ?
- A la Closerie des Lilas. Cela me rappellerait mes déjeûners avec Sartre,
ce qu’on pouvait rire ! Le soir, il y a un pianiste qui joue du Bill Evans… Pour moi la Closerie c’est un endroit emblématique, c’est le Paris éternel.
- A quel moment avez-vous été le plus heureuse ?
Je ne sais plus. C’est loin, j’ai été souvent heureuse, la plupart du temps
en fait, A cause d’un petit livre, j’ai connu tous les bonheurs fugaces du luxe, Monte-Carlo, les boites de nuits, le champagne, Deauville, les belles voitures…
Elle s’arrête, les yeux fixés sur l’obélisque au loin.
« Tout ça m’est arrivé sur un plateau et je trouvais ça normal… et sans m’en rendre compte, avec les années, ça s’est gâté, j’étais sur la pente descendante et je ne m’en rendais même pas compte. Je ne souffrais pas encore. Le malheur le vrai, je l’ai connu quand Peggy m’a quittée… Là, plus question de rigoler, j’étais paumée. Il ne me restait plus que les substances…
Vous avez vu, dans le film ? La scène de la mort de Peggy ? Bouleversante Jeanne Balibar. C’était du vrai malheur, je vous jure.
Mais avant, pendant trente ans, oui j’ai été heureuse souvent. »
Elle reprend sa marche, plus lentement, avec un certain sourire aux lèvres.
- Vous estimez que vous avez fait de la bonne littérature ?
- Ecoutez, c’est Mauriac qui l’a dit, à la une du Figaro : « des qualités littéraires in-dis-cu-ta-bles, dès la première page. » Il parlait de Bonjour Tristesse, bien sûr. Ensuite… des hauts et des bas… Un succès, un flop, un succès, un flop. Comme Duras.
- A votre avis, pourquoi « Bonjour Tristesse » a-t-il fait scandale ?
- C’était moi le scandale. Dans tous mes livres ils m’ont vue moi, mes
voitures, mes frasques… Je m’en foutais à l’époque.
- Quel est l’homme que vous avez le plus aimé ?
- Dites-donc, c’est indiscret, ça. C’est François Mitterrand, là !
- C’est impossible. C’était un grand esprit avec un tout petit coeur.
- Vous avez raison. Non, je crois que c’est le metteur en scène Zéfirelli.
- Et Johnny Hallyday ? Vous lui avez écrit une chanson !
- Un être archangélique. Mais moi, je n’étais pas assez belle pour lui.
J’ai laissé tomber la première.
- Parmi tous les êtres exceptionnels que vous avez rencontrés, en est-il un
qui émerge, plus inoubliable que les autres ?
- Yves Saint-Laurent. Mon frère en solitude, mon frère en paradis artificiels, un être é la fois désincarné et sensuel, follement coureur. Une nuit, au Sept,
je l’ai vu obliger un des serveurs à partir avec lui… On ne lui résistait pas. C’était un Prince. Un prince des habité par le génie, un artiste qui a bouleversé les codes de l’élégance.
- Vous avez un regret ?
- Non. Ca ne sert à rien. On ne pourrait pas s’arrêter là, et boire un verre ?
Je la vois s’engouffrer dans la porte à tambour de la brasserie, je prends le tour suivant, le tambour n’en finit pas de tourner, je trouve enfin la sortie et je La cherche, Elle a disparu, Elle n’est plus là. Je m’assied à une table, sachant très bien qu’elle avait dit ça comme ça, des paroles en l’air, pour faire une fin. Je lève la tête, l’énorme lustre de cristal se balance doucement, sans raison.
J’ai relu les premières lignes de cette première page de « Bonjour Tristesse », au mérite littéraire « indiscutable » :
« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent,
j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un
sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte, alors que la
tristesse m’a toujours paru honorable. »
En effet, c’est un sommet, une musique comme une cantate de JS Bach. Qui écrit encore comme ça ? Personne.
Et son épitaphe au petit cimetière de Seuzac, près de Cajarc où elle est née :
« Sagan Françoise. Fit son apparition en 1954 avec un mince roman « Bonjour Tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
J’aurais aimé la connaître. Nous aurions fait une paire de cancres. Elle célèbre, moi inconnue, on en était au même point. Quelle différence ?
«
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