MES INTERVIEWS IMAGINAIRES : GÉRARD PHILIPE
GERARD PHILIPE, L’étoile filante
Juillet 1952. Le soleil rougeoie encore sur les pierres brûlantes du Palais des Papes.
Envahi par les étoiles, le ciel s’assombrira vite, violet sombre au-dessus des gradins encore vides.
La place de l’Horloge n’est qu’une vibration. Un même état d’exaltation estivale habite les consommateurs aux terrasses, les flâneurs, les junkies, les joueurs de guitare.
A la Civette nous sommes assis, anonymes, au coude à coude, noyés dans la masse, invisibles. Même lui.
Dans une heure il sera sur scène face à la cour d’Honneur, dans son costume de LORENZACCIO, celui-là même qui fut exposé en 2003 à la Bibliothèque Nationale de Paris, celui-la même, défraîchi, portant la trace de sa divine sueur, contemplé silencieusement par des files de jeunes filles pensives.
Il recevra, comme chaque soir, une ovation. Sa beauté et sa fougue dans ce rôle de tyran martyr, ne sont déjà plus du tout humains.
- Gérard, qui cherchez-vous dans la foule des passants ?
- Anne, ma femme. Sans elle je suis perdu.
- Comment arrivez-vous à rester fidèle ? Vous pouvez avoir toutes les femmes.
- Je ne vois qu’elle. Nous avons nos codes secrets. Elle s’appelait Nicole, je l’ai appelée Anne. Et moi, elle m’a fait ajouter un e à mon nom pour que le total des lettres fassent 13… Nous avons échangé notre sang. Nous sommes liés à la vie à la mort.
- Vous vous êtes mariés en 1951, il y a un an. Cette même année vous avez tourné
FANFAN LA TULIPE, qui vous a rendu célèbre dans le monde entier.
- Oui. Anne m’a porté chance.
- Votre partenaire était Gina Lollobrigida… une bombe sexuelle, non ?
- Une très bonne actrice, oui.
- Quand on a été le Prince de Hombourg et le Cid, la vie quotidienne doit paraître insipide, parfois ?
- Insipide ? Ah non, tellement plus « vivable » ! Je ne joue presque que des personnages marqués par un destin funeste, qui se débattent dans des drames sans issue… La vie quotidienne est un paradis terrestre !
- Les femmes que vous aimez sur scène sont irrésistibles, sublimes, autrement séduisantes que dans la vie…
- Oui, elles ont le vice en elles, la jalousie, la cruauté. Autre chose, en effet, que celles qui m’entourent dans la vie !
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- Votre dernière émotion de théâtre ?
- Me retrouver sur scène face à mon maître Jean Vilar, dans le Cid. Il jouait don Diègue, et soudain je voyais en lui mon ennemi, un autre homme, lui si tendre…
- Et hier, lors de la première représentation de Lorenzaccio, qu’avez-vous ressenti ?
- Oh, une multitude d’émotions, que je vais retrouver tout-à-l’heure ! D’abord, l’excitation d’être le premier interprète masculin de ce rôle sublime… Je viens après Sarah Bernhard suivie d’autres actrices… vous imaginez ?
- C’était comme si aucun comédien ne se sentait assez viril pour rivaliser avec la grande Sarah !!!! (Il rit).
- Jean Vilar joue-t-il dans Lorenzaccio ?
- Non, mais je suis en parfaite osmose avec Daniel Ivernel qui joue le duc, et surtout avec Charles Denner, un Giomo magnifique.
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- Gérard Philipe, quel est votre pire souvenir de théâtre ?
Il ne réfléchit pas longtemps, son visage s’assombrit. Il but la dernière gorgée de son thé glacé.
- Caligula en 1945. On m’annonce que mon père emprisonné à Grasse et condamné à mort, s’est évadé. Son existence se dissociait soudain de la mienne pour devenir un cheminement solitaire où je ne pouvais intervenir en rien. Mon père était collaborateur, j’étais résistant. Au-delà de nos civergences politiques, il restait mon père et l’idée de sa mort m’obsédait. Jouer chaque soir le rôle de ce roi embourbé dans sa révolte était une torture.
- En vous choisissnt pour ce rôle, Camus avait fait une erreur de casting !
- Un contre-emploi, en tout cas. Le démon qui est en moi a dû être convaincant car la pièce a eu un grand succès.
Nous regardons autour de nous. Les gens peu à peu quittent leurs tables sur la place de l’Horloge et se dirigent vers le Palais des Papes. Gérard Philipe se lève.
- Je suis de la première scène. Il faut que j’y aille…`
je le suis, nous marchons vite à travers la foule.
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- Vous aimeriez mourir en scène ?
- C’est mon vœu le plus cher. D’ailleurs je désire être inhumé dans mon costume du Cid.
- Nous n’avons pas parlé de cinéma ?
- Ce sont deux mondes différents. Sur une scène, je connais l’état second, l’euphorie du dédoublement. Au cinéma je suis happé par une mécanique endiablée, c’est exaltant, je ne maîtrise rien du tout.
- Vous avez des projets de tournage ?
- Oui, un film avec Yves Allégret, « Les Orgueilleux », dans lequel je jouerai un médecin alcoolique… encore un contre-emploi !
- Votre partenaire féminine ?
- Michèle Morgan… le feu sous la glace, dit-on !
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Je sens qu’il n’est plus avec moi. Il glisse, rapide, le regard fixé sur la porte monumentale qui commence à avaler les fidèles.
Je le perd de vue.
Il disparut dans la pénombre du cloître.
Six ans plus tard il reviendra en Avignon pour jouer encore une fois LORENZACCIO. Ce sera la derière. L’année suivante l’étoile s’éteint.