Il est temps de se demander ce que cet obscur objet du désir des surréalistes et cinéphiles des années soixante et soixante dix avait vraiment à nous dire.
On s’en est beaucoup servi comme balai-brosse pour balayer les idées reçues, mais qu’avait-il à nous dire vraiment ? Là je parle de l’homme Bunuel, celui qui disait bonjour à sa concierge, qui achètait ses cigares. Etait-il capable de délivrer un message qui tienne debout ?
. Comme son copain Dali, il naviguait dans l’abstrait et leurs conversations ne devaient pas être celles des consommateurs du café du Commerce.
Donc ce ne devait pas être facile de communiquer avec lui, comme avec certains réalisateurs qui quittent volontiers leur univers fantasmagorique pour vous demander comment vont les choses.*
Si je me pose toutes ces questions, c’est en revoyant ce film Le Fantôme de la Liberté dont je garde un souvenir particulier.
Cet homme, ce génie dont je me flatte d’avoir traversé l’œuvre (oui, même l’autruche qui figure dans la séquence Brialy, peut elle aussi se flatter d’avoir traversé l’œuvre de Bunuel) cet homme, qui ne m’a pas engagée, qui ne m’a pas dirigée, qui ne m’a même pas regardée, j’aurais pu ne garder de lui que le souvenir d’un tournage azimuté puis d’un film abscons. Mais le destin malicieux m’a accordé une toute petite pièce jointe au dossier que je venais de boucler.
Un face-à-face si fugitif que je pourrais croire que j’ai rêvé. Mais non, c’est bien noté dans mon carnet de bord de cette année-là.
Et cette scène peut être tournée seule, en épilogue, c’est la scène de l’absence du personnage Bunuel.
Dans un tournage, Bunuel ne s’intéresse qu’à ses personnages. Entendons-nous : ses personnages ce ne sont pas les acteurs. Ce sont les êtres inventés qu’il a créés pour le film. Il a mis dans chacun d’eux un zeste de sa folie. Il les raconte comme des gens qu’il a connus, comme des êtres de chair et d’os. Il ne parle jamais des comédiens qui les ont interprétés.
J’ai lu qu’il admirait plus que tout chez Jeanne Moreau sa façon de marcher. Parlant de son rôle dans Le Journal d’une Femme de chambre, il dit “C’est un régal de voir Jeanne Moreau marcher ainsi, la façon dLe ont elle fléchit sensuellement la cheville... Mais il y avait déjà le film de Louis Malle Ascenseur pour l’Echafaud. Là aussi elle marchait très bien, et longtemps.”
De son talent, de la façon dont elle a fixé pour l’éternité son fantasme de fétichiste, rien. Non, il n’en a rien dit. Jeanne Moreau avait disparu derrière Célestine, le personnage qu’il avait en tête.
Lorsque je suis sortie du décor après avoir tourné ma scène, toutes lumières éteintes, je l’ai vu : assis dans son fauteuil roulant dans un coin reculé du plateau, mâchonnant son cigare, il attendait, lui aussi. Autour de lui tous s’agitaient. Il était calme, il attendait. Que l’on mette en place la scène suivante. Que l’on règle les éclairages. Que l’on appelle les acteurs. Que sur l’écran video devant ses yeux apparaisse la reconstitution exacte de son monde intérieur, un monde absurde.
Sans réfléchir, je me suis dirigée vers lui et personne à cette minute ne s’interposa entre lui et moi, et ce fut comme prémédité, répété, même, ce bref salut plein de respect et cette phrase que je murmurai : “don Luis, je garderai ce poème toute ma vie”. J’avais à la main ces quelques lignes qu’il avait griffonnées rien que pour moi. Pour que mon rôle ne soit pas un rôle muet. A cette minute, tout était possible, j’avais la parole, je pouvais l’interroger, il pouvait me répondre, m’apprendre des choses…
Luis Bunuel ne m’a pas entendue. Il m’a regardée et a dit simplement “je vous remercie mademoiselle” en roulant effroyablement les « r ».
“Ce fleuve, dont les eaux passent devant mes yeux le long des rives immobiles qui retiennent sa fuite, le verrai-je revenir ?”
Tout ce qu’il aurait pu me dire était dans ce petit texte, et était fait pour le film, pas pour la vie ordinaire. Lui, l’objet Bunuel, était absent, inutile.
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Je quittai les studios un peu après 18h. La lourde porte en fer s ‘est refermée sur un monde qui n’existait pas,
Miss Comédie - * ‘Commrnt vont les choses » est un spectacle tiré d’un livre de Roger-Pol Droit, philosophe-poète qui se produit au théâtre du Rond-Point à Paris jusqu’au 31 octobre