MES INTERVIEWS IMAGINAIRES : KARL LAGERFELD
KARL LAGERFELD, ENFIN SEUL
Karl Lagerfeld m’a donné rendez-vous au Jardin des Tuileries, en face de la statue de Coustou « Apollon pousuivant Daphné. C’est un endroit tranquille et
charmant, où le couturier vient volontiers chercher l’inspiration.
Tout près de son atelier de la rue Cambon, il vient en voisin, tout comme Coco Chanel qui calmait ses nerfs au sein de cette enclave bucolique.
Il est 18h pile, Karl Lagerfeld toujours ponctuel arrive, figure emblématique,
immuable depuis sa cure d’amincissement : costume noir, col montant comme une minerve, lunettes noires. Majestueux mais souriant, distant mais affable.
¨ Karl Lagerfeld, ne vous sentez-vous pas un peu seul, depuis la mort
d’Yves Saint-Laurent ?
¨ Non, pas du tout, pourquoi me sentirais-je seul ? J’ai attendu ce moment pendant des années…
¨ Vous étiez pourtant deux amis très proches ?
¨ Au début, oui, il y a si longtemps… Mais sa gloire nous a séparés très vite.
¨ Elle l’a tué, et vous êtes vivant…
¨ Oui, je dois m’estimer le plus heureux des deux…
¨ Vous donnez aujourd’hui l’image d’un homme accompli, sérieux et … rangé. En a-t-il toujours été ainsi ?
¨ Sérieux, je l’ai toujours été. Rangé… c’est une autre histoire. Dans ma jeunesse j’étais entouré d’une bande de fous qui semaient le scandale autour de moi, et cela m’amusait.
¨ Les Américains ?
¨ Oui, les Américains, la bande à Andy Wharol, tout ça… J'étais jeune .
¨ Saint-Laurent faisait-il partie de cette joyeuse bande ?
¨ Ah non ! Pas du tout ! Lui, il avait la sienne. On se croisait parfois au Sept ou à la Coupole, ça créait des tensions sous-jacentes presque shakespeariennes… Il y avait des jeux de provocation, des trahisons…
Soudain il semble rêveur à l’évocation de cette époque lointaine. Il poursuit :
¨ Au fond, s’il n’y avait pas eu cette faune libertine autour de nous, Yves et moi aurions pu rester complices, rire de nos destins si dissemblables… relativiser…
Il fait une pause, puis reprend sur un ton amer :
¨ Pourtant il m’a trahi.
¨ Trahi ? Professionnellement ?
¨ Non.
Il fit un geste de la main, pour écarter le sujet.
¨ Avez-vous un « bon ange » ?
¨ (Il sourit) Vous voulez dire : « un Pierre Bergé » ? Non, non, je suis seul, tout seul à travailler. Mon bon ange n’est plus de ce monde, c’est Mademoiselle Chanel.
¨ Elle vous inspire ?
¨ On peut dire ça comme ça. En réalité, je ne fais que la copier.
¨ N’avez-vous pas envie d’avoir une maison de couture à votre nom ?
¨ Je crois que cette époque est révolue. Voyez les créateurs qui marchent : Galliano, Mark Jacob, Nicolas Ghesquière… ils s’effacent. Leur mode appartient à une maison qui ne leur appartient pas.
¨ Quel est votre bien le plus précieux ?
¨ Ma curiosité.
¨ Quelle est votre raison de vivre ?
¨ L’argent.
¨ Et l’amour ?
¨ Je suis l’homme d’un seul amour. Il est mort et depuis je n’aime plus.
Il se lève. Le soleil sur son visage a fait couler un peu de fond de teint sur ses tempes. Il s’éponge avec un mouchoir de soie blanche.
Son regard très lointain, qu’il s’obstine à cacher, m’a lancé un éclair d’acier.
¨ Je dois rentrer.
Il s’éloigne, droit comme un i, d’un pas dansant sur ses hauts talons. Il a soixante-dix-sept ans.
Le soir-même, je reverrai Karl Lagerfeld bien après minuit, à sa table du Flore, seul. Il boit du Coca. Derrière ses lunettes noire son regard est fixé sur la porte d’entrée. Il guette chaque nouvel arrivant il guette celui qui ne viendra plus.
La Jaguar bleue est devant la porte, moteur tournant. Bientôf les passants le verront sortir sans hâte et s’engouffrer à l’intérieur.