FRANCIS SCOTT FITZGERALD COURTISE GROUCHO MARX
Aujourd’hui on projette La Soupe au canard, sorti quatre ans plus tôt, considéré comme l’un des meilleurs de leur filmographie.
Dans la salle, un jeune homme très élégant, assis au dernier rang, prend des notes. Il a vu entrer Groucho et deux de ses frères, qui ont pris place dans le carré VIP, au premier rang.
Les rires ont fusé tout au long de la projection. Non, le film n’a pas vieilli, au contraire, les gags sont toujours aussi percutants, les effets comiques de Groucho, Harpo et Chico font mouche à tous les coups.
A la fin de la projection, les trois frères sont immédiatement entourés d’un groupe de fans en quête d’autographes ou de bons mots. Au dernier rang, l’homme attend le moment propice pour s’approcher à son tour.
« Hello Mr Marx, can I talk to you ?
Groucho se retourne, il croyait en avoir fini.
« Encore ! Je n’y suis plus pour personne ! – dit-il avec humeur, avant de marquer un temps d’arrêt. Il croit reconnaître l’homme qui s’adresse à lui et qui se présente :
« Excuse-me, my name is Francis Scott Fitzgerald.
Charmé, Groucho s’incline.
« Je salue l’un de nos plus talentueux scénaristes…
Chico intervient :
« … et l’auteur du génial Tendre est la Nuit !
Harpo sort une lyre de son manteau et se met à en jouer.
« Accepteriez-vous de prendre un verre avec moi au bar ?
« J’en serais très honoré, Mr. Fitzgerald, let’s go !
Ils s’installent dans le lounge feutré qui jouxte la salle de cinéma et commandent une bouteille de scotch. Groucho allume son dix-huitième cigare et Harpo, armé de ses grands ciseaux, entreprend de découper le velours de son fauteuil.
Après la première gorgée amicale, Fitzgerald entre dans le vif du sujet.
« Mr. Marx, en revoyant La Soupe au Canard, je viens de confirmer une opinion que j’avais déjà sur votre talent.
Groucho roule des yeux réjouis.
« Il faut que vous sachiez que je suis en train d’écrire un nouveau roman dont le titre sera « Le Dernier Nabab ».
« Excellent ! Excellent ! approuve Groucho.
« Ce roman, un ami producteur veut en faire un film.
« Il a raison ! Good idea, Mr Fitzgerald !
Chico empoigne Fitzgerald par le revers de son veston et claironne :
« Il vous faut un nabab !
Fitzgerald se dégage, il n’apprécie pas mais passe outre.
« Exactement. Et je viens de le trouver.
Harpo se rapproche et tend l’oreille, ainsi que Chico et Groucho qui simulent l’indifférence.
L’écrivain rectifie la tenue de son veston et prend son temps pour annoncer :
« Cher Groucho, j’aimerais que vous soyez mon dernier nabab.
Groucho tire une bouffée de son cigare et fait la moue.
« Je préfèrerais être le premier nabab.
Fitzgerald fait mine de trouver ça très drôle.
« Bien sûr, bien sûr, vous serez le premier et le dernier, Mr Marx.
Harpo tire une trompette de sa poche et souffle dedans trois fois. Chico fait la gueule.
Après une minute de silence, Groucho s’exprime.
« Cette proposition me glorifie hautement, Francis – je peux vous appeler Francis ? - mais il est indispensable que je sache quel genre d’homme est ce premier nabab…
« Dernier, Mr Marx, dernier. C’est un désir légitime C’est bien ce que j’allais vous exposer. Voilà. Monroe Stahr, le personnage en question, est producteur de cinéma.
« Ca me va. Je connais la question. Est-ce qu’il fume le cigare ?
« Naturellement.
« Est-ce qu’il attire les jolies femmes ? C’est très important pour un producteur de cinéma.
Fitzgerald, un peu agacé, se contient. Il souligne cependant :
«Ecoutez, ne nous noyons pas dans les détails. L’essentiel est que cet homme exerce son pouvoir dans la plus grande solitude.
Groucho lève un doigt.
« Mes frères seront là pour me distraire.
Fitzgerald se raidit.
« Je regrette, Groucho, vos frères n’ont pas de rôles dans ce film. Mais il vous est bien arrivé de tourner seul, si j’ai bonne mémoire ?
« Oui, c’est vrai, mais je ne veux pas recommencer, sans eux je m’ennuie copieusement sur un plateau et je suis mauvais.
Fitzgerald se rapproche de Groucho et se fait insistant :
« Ce que vous apporterez au personnage, vous, Groucho, c’est une sorte de sentiment d’invulnérabilité… on ne croira pas une minute que vous puissiez vous tromper, vous êtes le super Boss des studios, tout le monde vous respecte !
« Exactement. Vous me connaissez bien.
« … mais vous accumulez bourde sur bourde, votre empire va s’écrouler !
« Là, vous vous trompez lourdement !
« Mon héros est tout-puissant. Pourtant, il lui arrive pas mal d’ennuis.
« Quel genre d’ennuis, par exemple ?
« Et bien, il mise sur un scénario qui fera un flop.
« Je m’arrangerai pour que ça soit un succès.
Fitzgerald tape sur la table.
« Dans mon livre, c’est un flop, et ça DOIT être un flop, vous comprenez ?
« Mais est-ce qu’il est amoureux ?
« Oui, justement, mais sa fiancée le trompe.
« Ah, ça ne va pas du tout ! Un nabab ne peut pas être cocu voyons !
Il faudra modifier ce passage-là.
Fitzgerald sort une pochette de soie et s’éponge le front. Il ne croyait pas que ce serait si difficile. Mais l’entretien tourne à la catastrophe : Harpo a retiré la doublure du fauteuil et en drape Fitzgerald qui le repousse brutalement.
Chico, vexé de n’avoir pas de rôle dans le film, vide la bouteille de scotch dans les verres qui débordent.
Fitzgerald contemple maintenant le fauteuil dont Harpo s’acharne à extraire le rembourrage pour en remplir les poches de Groucho.
Dans un dernier effort pour recentrer le débat, il précise d’une voix éteinte :
« Bref c’est un homme qui … un homme que… le déclin de l’empire du cinéma Hollywoodien… (il a un sanglot) la déroute d’un magnat qui veut ignorer sa perte… (autre sanglot) et qui continue à vouloir désosser ce pauvre fauteuil mais vous ne pouvez pas l’arrêter de faire ça ?
Les deux frères trouvent ça très drôle mais Fitzgerald arrête les frais et se lève.
« Cher Groucho Marx, je soupçonne que toutes les conditions ne sont pas requises pour conclure un accord et…
« Mais comment ! Ce Monroe me ressemble comme un quatrième frère !
Je veux bien renoncer à avoir comme partenaires Chico etHarpo ici présents, bien que bourrés de talent, mais si vous n’en voulez pas, je n’insiste pas.
Donc, maintenant, nous pouvons parler sérieusement, cher Francis !
« C’est à dire ?
« Et bien, passons aux choses sérieuses !
C’est à dire ?
Groucho se penche vers lui et sur un ton de conspirateur :
« Alors combien ?