SAINT - LAURENT, PRIEZ POUR NOUS !
Ils sont là tous les deux, attendant leur récompense, Yves SAINT-LAURENT et Karl LAGERFELD, sur le podium du concours de stylisme organisé par le Secrétariat International de la Laine.
Nous sommes en 1954. Yves SAINT-LAURENT a 18 ans, Karl LAGERFELD en a 21. Ils portent le même costume sombre, chemise blanche, cravate noire.
ils sont encore modestes, loin des excentricités qui vont marquer l’ère nouvelle.
Yves SAINT-LAURENT a remporté le 1er prix dans la catégorie « robes du soir », Karl LAGERFELD le premier prix dans la catégorie « manteaux ».
Ils sont maintenant armés pour affronter la gloire, ce qui ne saurait tarder pour Yves SAINT-LAURENT. Karl LAGERFELD, lui, devra attendre beaucoup plus longtemps la consécration.
Aujourd’hui, ils sont l’un comme l’autre aussi timides, aussi effarouchés, aussi peu conscient du destin qui les attend.
- J’aime beaucoup le fourreau noir que vous avez créé, dit Karl de sa voix saccadée aux accents germaniques.
- Merci, répond Yves. Votre manteau jaune est d’une originalité folle.
- Diriez-vous qu’il est « élégant » ?
- Le manteau est un thème qui m’est moins familier. Mais pour parler de la robe du soir, je dirai que « l’élégance c’est une robe trop éblouissante pour oser la porter deux fois. » ( Heureusement, il a vite élargi sa définition de l’élégance…)
Haute couture, hautes sphères. Ils se séparèrent sans état d’âme ce jour—là mais leurs trajectoires allaient se côtoyer avec panache au coeur de ces années flamboyantes où la Mode régna sur Paris.
7 mars 2011. Défilé Prêt à Porter Yves-Saint-Laurent par Stefano Pilati à l’hôtel Salomon de Rothschild.
Comme à chacun des défilés de son successeur, Yves Saint-Laurent se glisse dans l’assistance et assiste à tous les passages. Il est debout devant le backstage, tendu, nerveux comme il l’a été à chacun de ses défilés, pendant toute sa carrière.
Aujourd’hui, l’ambiance est électrique car la collection a un bouche-à-oreille très flatteur. Les mannequins sont parfaites, comme il les aime : hiératiques, racées.
A côté de lui, une voix murmure :
« Tu as eu la gloire avant moi, mais moi, je suis vivant et je vois mes défilés.
SAINT-LAURENT sait que son ami Karl l’a toujours admiré et jalousé.
- Crois-moi, Karl, je suis mieux là où je suis. J’ai rencontré la sérénité. Regarde, mes mains ne tremblent plus.
- Es-tu satisfait de ton successeur ?
- Oui. Stefano PILATI suit mon inspiration. Il a tous mes dessins en tête. Il traduit les désirs des femmes d’aujourd’hui avec mes secrets d’hier.
- Il fait du SAINT-LAURENT comme moi je fais du CHANEL, éternellement.
- Préfèrerais-tu faire du GALLIANO et détruire la notion même de l’élégance ?
- Ah, non ! Il faudra des décennies pour refaire l’image de DIOR.
SAINT-LAURENT soupire.
- Mais est-ce que les femmes souhaitent toujours être élégantes ? J’en doute.
- Moi non. J’entre parfois rue Cambon et je vois des femmes qui ne sont pas des milliardaires, les yeux brillants en enfilant une de mes vestes.
- Tu as raison. Regarde le succès que remporte cette collection : les clientes du premier rang sont éblouies, alors qu’on les croyait ciblées rock n’roll !
Karl applaudit le passage sur le podium d’un manteau spectaculaire en marabout blanc.
- Sublime. Tu me bats ! Pardon, Stefano me bat ! Je m’en vais, j’en ai assez vu, tu es encore très présent, Yves.
Yves SAINT-LAURENT le retient :
- Attends ! Dis-moi, est-ce que tu vas toujours dìner à la Coupole avec ta bande ?
Karl ricane.
- Je n’ai plus de bande, et la Coupole n’est plus dans le vent.
SAINT-LAURENT est parti dans ses souvenirs :
- Nous avions toi et moi notre table réservée pour douze ou quinze, nous ne nous mélangions jamais, nos bandes se détestaient et tout ça finissait au Sept jusqu’au petit matin…
- Je n’ai jamais aimé ces débordements. Toi, la nuit, tu étais un autre homme.
SAINT-LAURENT sourit :
- J’essayais d’oublier mes angoisses. LOULOU DE LA FALAISE me communiquait sa gaîté. Je viens de la retrouver, c’est un bonheur. Et toi, Karl ? Quand viendras-tu ?
Karl émet un grognement de colère et frappe YVES de son gant.
- Tais-toi ! Ce monde-ci me convient très bien ! Je ne suis pas névrosé comme toi. Adieu !
Karl LAGERFELD quitte le salon d’honneur de l’hôtel alors que les applaudissements frénétiques saluent la fin du défilé.
Cet homme me fera toujours de l’ombre. Même quand il est dans les ténèbres.
(ndlr : cette conversation imaginaire est dédiée à Jacqueline et Martin, de la Maison Saint-Laurent, qui ont gardé la mémoire du Maître.)