ELLA FITZGERALD, FIRST LADY OF SONG
Juin 1993. Le jardin de la maison de Beverly Hills où Ella FITZGERALD passe le plus clair de son temps.
« I just want to smell the air, listen to the birds and hear Alice laugh » dit-elle à ses visiteurs.
Elle est dans un fauteuil roulant, les deux jambes amputées, elle est aveugle. Responsable : le diabète. Elle a dit adieu à la scène.
Un éblouissant parcours s’achève dans la douleur et la sérénité, elle a 76 ans, elle a encore trois ans à vivre.
Alice, c’est sa petite-fille, son bonheur.
Alice questionne sa grand-mère :
* Omah , tell me… un jour tu étais belle ?
* Oh, no, no, darling, je n’ai jamais été belle ! J’étais si grosse.
* Mais sur tes photos, tu as un beau visage, plus beau que celui
de Billie Hollyday !
Ella éclate de rire.
* Billie et moi, quand nous avons enregistré l’album ensemble,
on s’appelait en douce « les Ugly Sisters » et ça nous faisait marrer !
* Mais, Omah, ça te donnait pas des complexes, sur scène ?
Elle se concentre.
* C’était très dur avant de monter sur scène. Tu sais, j’étais horriblement timide et complexée. J’avais peur qu’ils me chassent… Et puis… « Once up there, I felt the acceptance and love from my audience ». Ma voix était plus belle que moi. Je n’avais plus peur. Je voyais que je les rendais heureux, ils criaient, ils applaudissaient, c’était merveilleux.
La petite fille prend la main d’Ella.
« Omah, tu as été plus souvent heureuse ou malheureuse ?
* Darling, maintenant je ne vois plus que le bonheur. J’ai perdu comme tout le monde des êtres chers… J’ai cru que je n’y survivrais pas… Et puis Dieu m’a consolée avec des bonheurs fous ! Chanter, entrer en communion avec l’orchestre et le public… Ca n’est pas donné à tout le monde, believe me.
* J’ai vu une photo de Marilyn Monroe dans ta chambre… Tu l’aimais bien ?
* Ah, Marilyn !…. Un ange du ciel, my goodness… Tu veux savoir pourquoi je l’aime ? Dans les années 50 il y avait un nightclub hyoer branché, le MOCAMBO, et ils me snobaient. Marilyn m’avait entendue chanter à l’APOLLO, et elle aimait ma voix. Elle est allée trouver le directeur, et lui a dit que s’il m’engageait, elle réservait une table in front of scene tous les soirs. Il l’a fait, et elle est venue, la superstar, avec ses amis, tous les soirs, et la presse s’’est déchaînée, on refusait du monde au MOCAMBO… Après ça, je n’ai plus jamais, tu entends ? plus jamais chanté dans un nightclub de deuxième zone… thanks Marilyn, good lord.
Alice rêve.
« Et l’amour, Omah ?
Elle éclate de son rire interminable.
* Hey, hussy, tu connais l’amour ? Moi j’ai eu le béguin pour une superstar, ton grand-père le grand Ray BROWN, mais hélas, on a dû se séparer… too much work… trop souvent éloignés… C’était en 1952, nous avons pleuré tous les deux. On n’a jamais cessé de s’aimer. L’amour, avec lui, avait été un moment d’éternité.
* Tu as beaucoup chanté avec Louis ARMSTRONG, je me demande si vous n’étiez pas un peu amoureux ?
* oh, Louis… mon grand copain Louis ! Il n’avait pas de sexe, comme les anges ! Il ne vivait que pour chanter, avec sa voix cassée !… On s’est éclatés ensemble, sur scène et en studio, mais nous n’avons jamais pu faire ça, on était trop laids, tous les deux !
Et c’est tellement mieux, dont’you think . you wicked little girl !
« Comment tu faisais, pour chanter en faisant plein de petits bruits comme des instruments ?
Ella, les yeux refermés sur son secret, répond doucement :
« C’est que tu vois, Alice, Dieu m’a donné un corps de femme mais il a mis plein d’instruments dans ma voix, comme ça…
« Omah, tu as le blues, maintenant ?
Elle secoue la tête, les mains posées à plat sur ses genoux.
* No, I don’t have the blues, j’ai eu une si belle existence. Ca ne pouvait pas durer toujours.
* Alors, Omah, chante-moi une chanson !
Ella se tait un moment, puis elle lève la tête vers le ciel et commence à chanter. Le jardin autour d’elle en frémit et les oiseaux se taisent. Sa voix est la même, intacte et pure.