MOTS CROISÉS : COMBAT DE CHEFS
ROBET SCIPION VS GEORGES P ÉREC
La Brasserie Le Vaudeville à Paris, un jour d’octobre 1978.
Au fond de la salle, une table est occupée par un homme seul, plongé dans la lecture du Point, finit de déjeûner. C’est Robert SCIPION, l’heureux auteur des mots croisés du Nouvel Observateur. Ses grilles font le bonheur des bibliophiles érudits de la France entière. Les fans font des concours de vitesse pour résoudre ses définitions farfelues. Le magazine enregistre une hausse significative de son lectorat depuis l’apparition des mots croisés signés Robert SCIPION.
Or, voici qu’il découvre dans le Point une grille qui chatouille son ego : les définitions machiavéliques sont signées Georges PEREC, auteur de best-sellers dont le dernier, LA VIE MODE D’EMPLOI, fait fureur. Son style est hors normes, un exemple de virtuosité alphabétique.
Robert SCIPION n’a pas terminé la lecture de LA DISPARITION, où l’auteur s’amuse à oublier la lettre e tout au long des 26 chapitres (auxquels il manque le chapitre 5 car « e » est la 5ème lettre de l’alphabet qui en compte 26 ! !!!!
Ce procédé, qui se répète avec mille variantes d’une profusion inouïe, l’avait mis en fureur. Indigne d’un véritable écrivain. Il n’allait pas perdre son temps à relever toutes ses anomalies, étrangetés et autres barbarismes dans ce roman à la noix. Lui, Robert SCIPION, écrivait de vrais romans, avec un début, une fin, un suspense et toutes les lettres de l’alphabet.
Et voilà que cet énergumène de la plume se mettait aux mots croisés. Là, au moins, il pouvait s’en donner à coeur joie avec les manipulations de vocables.
Robert SCIPION allait se plonger dans la grille du Point qu’il avait en mains, lorsqu’il fut distrait par une altercation en terrasse. Celle-ci était pleine à craquer et le serveur s’obstinait à refouler un homme barbu, hirsute et mal fagoté pour le diriger vers l’intérieur.
" Tiens ! c'est Georges PEREC. Quel drôle de hasard.
La table qui lui fut attribuée faisait face à celle de SCIPION.
Les deux hommes se jetèrent un regard puis l’un reprit sa lecture et l’autre passa sa commande.
Un moment plus tard, n’y tenant plus, SCIPION s’avança vers PEREC et l’apostropha tout de go :
« Puis-je partager votre saumon, monsieur PEREC ?
« Dans le sens de la longueur, je veux bien, répondit l’interpelé in petto.
SCIPION s’installa sur la chaise face à PEREC et le silence s’installa à son tour quelques minutes, vite meublé par le bruit du meursault coulant dans le verre à eau que tendit PEREC à son vis-à-vis. Les deux cruciverbistes trinquèrent sans dire un mot. Puis Robert SCIPION entra dans le vif du sujet.
« Vous me faites de l’ombre, avec vos grilles, monsieur PEREC.
Georges PEREC taillait des lanières dans le saumon fumé avec beaucoup d’application.
« Pourtant, c’est à l’ombre des vôtres que j’ai attrapé ce virus… dit-il d’un ton lugubre.
« Comment ? Quel virus ?
« Et bien, le virus des mots croisés. Vos définitions ont provoqué en moi une envie irrépressible de croiser les mots avec vous.
« C’est un croisement dangereux, vous savez.
« J’ai de bons freins, je ne les ronge jamais.
.
« Vos grilles seront de l’imitation en trois lettres !
« Du toc ? Pas si sûr ! J’ai des lettres, plus que vous croyez !
« Vous sauriez faire des jeux de mots sans jeu de mots en douze lettres ?
La question est piégeuse. PEREC hésite. Mais pas longtemps :
« Oui, vous voulez dire sans dictionnaire ? Cette définition, pardonnez-moi, est indigne de vous. Primaire, je dirais.
Vexé, Robert SCIPION feuillette le Point et remarque :
« Vos grilles contiennent beaucoup d’échappatoires… Je compte six cases noires dans une grille de huit par huit. C’est trop pour un forcené du palindrome…
« L’idée n’est pas de faire des grilles ouvertes, il faut bien chercher la sortie comme dans un labyrinthe. Vous aussi, vous leur mettez des cases noires.
« Oui mais mes grilles font au moins treize par douze et mes lecteurs sont des nouveaux Observateurs !
« Et alors ?
« Ils savent que mes cases noires sont des chausse-trappes.
« Moi mes lecteurs ce sont des pointilleux. Ils aiment avoir des points de repères.
Robert SCIPION boit la dernière gorgée de son verre de blanc et demande :
« Votre but est-il d’imaginer des grilles insolubles ou bien de satisfaire la vanité de vos lecteurs ?
PEREC boit à son tour et s’essuie la barbe avant de répondre.
« Moi, je fais des mots croisés que je ne résoudrais pas moi-même, à moins d’y passer des nuits. J’ai fait une grille insoluble, vous savez.
« Comment savez-vous qu’elle est insoluble ?
Georgs PEREC avait terminé le saumon fumé. Il fit signe au serveur.
« Aucun des collaborateurs de la maison d’édition MAZARINE où j’ai déposé mon recueil de mots croisés n’a su le résoudre.
Mais vous, le pourriez certainement. Cette grille est insoluble pour les lecteurs ordinaires du Point. Il faut une grande érudition et aussi une certaine habitude de mes manies, pour y arriver.
« Donnez-moi un exemple…
PEREC réfléchit.
« <Le 1 vertical en neuf lettres : « une pipe mais pas une sèche ».
« D’accord, mais il faudrait la grille entière pour trouver ! Dites toujours ?
« Narguileh. C’est la plus facile de la grille. Vous auriez pu la trouver en réfléchissant deux minutes.
« Il n’y a pas de quoi en faire une affaire d’Etat !
« En combien de lettres ?
« Treize.
« Fastoche ! Privatisation.
« Et : tube de rouge ?
Georges PEREC se caressa la barbe.
« Alors là, je ne vois pas.
« Internationale.
PEREC éclata de rire.
« Superbe ! Vous êtes aussi fort que moi.
« Permettez ! C’est vous qui êtes aussi fort que moi !
Le serveur apportait l’addition. Robert SCIPION se leva, son Point sous le bras.
« Mon cher Georges, je prends congé mais je ne dis pas adieu, en deux mots et huit lettres !
Il s’éloigne en direction de la sortie et arrivé à la porte, il se retourne et sourit en entendant crier :
« Au revoir !
Georges PEREC ne publia ses grilles dans Le Point que de 1978 à 1980, deux ans avant sa mort.
Quant à Robert SCIPION il en publia tellement qu’après son décès en 2001 ses grilles n’en finissent pas d’être rééditées dans Paris-Match, pour le plus grand bonheur des aficionados.