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MON COURT-MÉTRAGE

Publié le par Miss Comédie

LES  DEUX  VIOLONS

 

Ce soir encore il fit un triomphe.  Son violon flottait  dans ses mains et l’archet s’envolait, tirant des sons archangéliques de l’instrument.

L’après-concert avait traîné  en longueur.   Les gens n’en finissaient plus de frapper à la porte de sa loge, à la fin la porte resta ouverte et ils venaient lui rendre hommage, le public, le chef et les musiciens de l’orchestre,

 ses élèves admiratifs, quelques belles actrices mélomanes.

Ce fut une belle soirée, oui il le sentait, il avait été inspiré, il y a des soirs comme ça    où la musique s’empare de votre corps tout entier et c’est ensuite si facile de la restituer aux autres, de déverser ce trop-plein de sons parfaitement agencés.

Il dit à son chauffeur de rentrer, il avait envie de marcher. La nuit était douce et  du Studio des Champs-Elysées il n’avait que l’avenue Marceau à remonter pour se retrouver dans sa petite rue tranquille.

Il était plein d’un épuisement bienfaisant, son esprit apaisé menait l’équipage de ses membres las.   Il marcha d’abord d’un pas rapide,  finissant d’écouler l’énergie accumulée pour le concert.  Peu à peu son allure prit un rythme plus lent. A chaque pas il laissait derrière lui le bruit, l’effort, la parade, le factice  de cette journée.  Il prit une longue inspiration et se sentit plus léger et aussi plus seul.  Les parures dont la société vous affuble  sont les rubans et les clochettes accrochées aux sapins de Noël.  Une illusion de gloire.

Je suis un sapin de Noël, pensa-t-il.  Mais alors   que faire de son talent ?

Il entendit un son diffus émerger de la nuit.   Trop loin pour être identifié. Des notes de musique.   Le son, intermittent, étouffé par  le passage d’une voiture, devient peu à peu perceptible.  C’est du violon.

L’artiste s’arrête, cherchant à localiser cette musique solitaire, il oriente ses pas dans sa direction.

L’homme est assis  sur le trottoir à l’entrée  d’une petite rue fréquentée par  les habitués d’un bar d’hôtel.

Il joue les yeux fermés une danse hongroise de Liszt. Personne ne l’écoute.

L’artiste s’approche et regarde le visage du musicien, une expression de profond bien-être.  Devant lui il y a une soucoupe avec quelques pièces.

Comment quantifier mon bonheur de jouer par rapport au  sien ?  C’est le même !  Le même bonheur.  Et moi j’ai droit aux bravos, aux articles de presse, et lui à une pièce jaune.  Moi je suis lié par contrat, mon emploi du temps est bouclé. Lui est libre d’aller jouer sur le  quai de la Tournelle, par beau temps, pour donner du bonheur aux amoureux fauchés.

L’artiste lança une pièce dans la soucoupe, le violoniste n’ouvrit pas les yeux.

Puis il tourna les talons.

Le lendemain, les premiers voyageurs de la ligne 1 qui s’engouffrèrent dans la station George V entendirent résonner dans les couloirs une musique divine.  Assis sur un pliant Hermès, un homme en manteau de cachemire jouait du violon, les yeux fermés. Devant lui, une soucoupe  avec quelques pièces jaunes.

Dans le hall du studio des Champs-Elysées, les affiches de son concert étaient barrées d’un panneau transversal « ANNULATION  POUR RAISON DE SANTE ».

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