FACE A FACE
Hélène a pris place dans le TGV pour Paris. Elle fulmine car elle est tombée sur une place isolée avec vis-à-vis, ce qu’elle redoute au-dela de tout. Il faut prendre l’air absent, ignorer les bruits incongrus – toux, tapotements sur l’ordi, froissement des pages de journal déployées sous son nez, etc – impossible de croiser les jambes et éviter de heurter les pieds de son vis-à-vis pour ne pas semer le doute sur ses intentions si le vis-à-vis est du sexe opposé.
Hélène déplie sa tablette et y pose son iPhone et le ELLE en priant pour que la place reste vide jusqu’au départ, ce qui voudrait dire jusqu’à l’arrivée.
Elle se croyait sauvée lorsqu’un homme en costume gris fait irruption dans le wagon et après avoir vérifié le numéro de sa place, commence par enlever sa veste, la plier soigneusement, la ranger au-dessus de son fauteuil, ouvrir sa tablette, y poser son cartable et enfin prendre place sans même lui jeter un regard.
C’est un beau mec élégant, cartable Hermès, souliers cirés. Elle est un peu soulagée. En même temps, vexée de n’avoir pas eu un signe de civilité, elle s’apprête à croiser ses jambes de façon discrète mais glamour lorsque le monsieur sort son portable. Aïe ! Il ne se lève pas pour aller parler sur la plateforme. il tapote un numéro et commence une conversation dont pas un mot n’échappera à Hélène. Ecoeurée, elle décroise les jambes et se plonge dans le ELLE.
« Allo Luc ? Tiens, tu réponds ?
- …
« … dans le TGV je monte à Paris signer un marché. Dis donc, je voulais te demander… Je dîne ce soir chez les Sanders… tu connais les Sanders ?
Hélène sursaute. Elle aussi connaît les Sanders. Même qu’elle dîne chez eux ce soir, elle aussi. Quelle coïncidence. Elle dresse l’oreille.
« Tu sais qui ils ont invité ? Tu vas rire… Hélène Krall, la nouvelle directrice littéraire de Charing Cross Books.
- -…
- - Oui, c’est elle qui a viré Joseph pour mettre son mec à sa place. Il paraît que c’est une tueuse.
Hélène croise ses jambes et les décroise mais il ne la regarde pas, il est le nez à la vitre à regarder défiler le paysage pendant qu’il parle.
- Si elle est belle ? Ca je sais pas, je te dirai demain. Mais le bruit court qu’elle les tombe tous. Mais moi tu comprends, je m’en fous qu’elle soit belle, je veux seulement venger mon copain Joseph. Donc, j’ai un plan.
- Il se met à chuchoter, Hélène comprend quand même l’essentiel du discours.
- « Non, mieux que ça : je vais la draguer. Je vais lui proposer de la raccompagner chez elle, je ferai une halte au bar du Raphaël et là, je lui parle d’un auteur très connu qui signerait bien avec Charing Cross et je lui donne rendez-vous le lendemain pour le rencontrer. … Quoi ? Et bien, je n’irai pas au rendez-vous, évidemment !
- - …
- « C’est gonflé ? Ben oui, c’est gonflé, mais c’est tout ce qu’elle mérite ! Tu sais comment elle a fait virer Joseph ? … Oui et bien, c’est pas mieux !
Hélène rugit intérieurement. « Ce salaud de Joseph avait fait passer les ventes d’un jeune auteur sur le compte d’un de ses protégés, ni vu ni connu, il a fallu que je mette le nez dans les comptes pour le voir !
Il ne fallait pas qu’elle croise son regard. Elle se cache derrière le ELLE. Elle enrage, à la fois de dépit de se découvrir une image si peu flatteuse, mais aussi d’impatience de se retrouver ce soir, chez les Sanders, face à face avec son futur dragueur.
Ah, il voulait la draguer ? Il allait comprendre sa douleur.
Il y eut un éclat de rire et l’homme, apparemment très satisfait de son plan, éteignit son portable et ouvrit sa serviette pour y saisir un ordinateur qu’il déploya sur la tablette. C’est à ce moment-là qu’il s’aperçut de la présence d’Hélène et qu’il accusa le coup.
Hélène était canon. Un visage félin aux yeux bleu transparent sous une cascade de cheveux blonds, un corps moulé dans un tailleur de créateur et des jambes qu’il avait bêtement ignorées durant le trajet. Il adopta une attitude discrètement attentive, un « pardon » en retirant son pied, un sourire charmeur réitéré chaque fois que leurs regard s se croisaient. Mais devant le visage fermé d’Hélène, il n’osa pas entamer le dialogue.
A la gare de Lyon, ils se retrouvèrent dans la file des taxis. Là, il risqua le tout pour le tout.
- Vous avez un plan pour ce soir ? demanda-t-il sur le ton d’un guide touristique.
- Non… pas encore, répondit Hélène qui comprit soudain le parti à tirer de la situation.
- Ah… très bien, voulez-vous que l’on se retrouve quelque part ? Mais je me présente : Edouard Bader…
- Il lui tendait la main, elle la serra.
- « Marie Dupont. Elle lui sourit, il sentit une onde électrique lui parcourir le corps. II n’osait croire à une victoire aussi rapide et eut un sourire ravageur alors qu’elle susurrait :
- J’ai une envie folle d’aller voir le spectacle du Crazy… Vous accepteriez de m’y emmener ?
- Avec joie ! C’est une idée géniale !
Il avait déjà oublié son plan de vengeance. Celle fille était autrement passionnante.
- - Le spectacle est à 2Oh 15, retrouvons-nous chez Francis à 2O heures ?
- - D’accord, j’y serai. A ce soir Marie.. !
- - Ciao, à ce soir !
Ils s’engoufrèrent chacun dans leur taxi, sans même échanger leurs numéros de téléphone.
A dix-huit heures, les Sanders eurent un coup de fil d’Edouard qui les priait de l’excuser, il avait un empêchement pour le dîner.
A vingt heures pile, il commandait un scotch chez Francis.
A vingt et une heure,après trois scotch et l’esprit embrumé,
furieux de n’avoir aucun moyen de joindre Marie, il demanda l’addition. Puis il appela un taxi et à tout hasard, fila chez les Sanders.
On venait juste de passer à table.
Les présentations furent rapides alors qu’on lui remettait son couvert. Il eut un haut le cœur lorsqu’on lui présenta Hélène Krall qui prit place exactement face à lui et dont le sourire carnassier lui fit l’effet d’un soufflet.
-