Le taxi la déposa rue Sébastieh Bottin. C’est une rue où l’on entend les oiseaux chanter.
Elle entra chez Gallimard avec un sentiment d’exaltation. Elle avait rendez-vous avec Albert Camus, prix Nobel de littérature.
Il était 14 h, les couloirs étaient déserts. Les pièces qu’elle apercevait derrière les portes ouvertes étaient vides.
Où pouvait bien être le bureau de Camus ? Elle prit l’escalier jusqu’au premier étage et frappa à la première porte.
- Entrez !
L’homme qui est assis derrière une table encombrée de livres et de papiers, tournant le dos à la fenêtre ouverte, ne peut pas être Camus.
- Pardon monsieur, je cherche le bureau d’ Albert Camus…
- C’est celui-ci, mademoiselle. Et donc, je suis Albert Camus.
La jeune fille resta muette.
- Entrez donc, qu’est-ce qui se passe ?
Elle entre et bredouille :
- Excusez-moi… c’est que je croyais… je vous imaginais plus âgé, plus…
Son rire éclata et elle eut la gorge serrée. Mais voilà qu’il se lève, va vers elle, la guide vers le fauteuil.
- Je sais. Vous devez être la secrétaire de mon agent et je dois vous remettre quelques feuillets. Mais pourquoi est-ce que je devrais être vieux ?
Et comme elle restait muette :
- Bon, ma secrrétaire est en train de taper les dernieres pages. Vous avez deux minutes ?
Elle a l’éternité devant elle.
Elle le regarde. Il a 45 ans, elle le sait. Il est beau, son visage et ses mains sont bronzés, il revient de Grèce, elle le sait, elle sait tout de lui puisqu’elle est la secrétaire de son agent.
Il lui revient des bribes de potins qui courent au bureau, Camus bourreau des coieurs, un don juan… Elle ignorait ces bavardages, elle s’en foutait.
A cet instant elle comprend tout. Il se dégage de lui quelque chose à la fois de très doux et de très animal.
Il peut avoir toutes les femmes.
Ils se regardent. La chaleur de l’après-midi de juillet monte de la cour par la fenêtre ouverte. en même temps que les chants d’oiseaux.
Les phrases naissent peu à peu, questions banales, réponses banales. Il est curieux des êtres. Elle est fascinée.
Plus tard elle reverra souvent dans son souvenir ce face à face, essayant de reconstruire le dialogue, butant sur des mots, souvenir de la chaleur d’un regard, de ma surprise d’un sourire et tout s’effrite avec le temps.
La jeune fille ne disait pas grand-chose. Il aimait parler, d’une voix un peu éteinte, un léger accent pied-noir. Il commença à lui confier que l’adaptation des Possédés avait été - il chercha le mot, ne le trouva pas.
Il parle de l’été à Paris « un avant-goût du paradis », il souriait. « Et vous, vous aimez Paris ? Vous y vivez depuis longtemps ? »
Quand il parlait, ses yeux qui se voulaient enjôleurs laissaient deviner autre chose de plus profond, une soif de comprendre, une quête de justice qui soudain donnèrent à la jeune fille une envie folle de le connaître. De partager avec lui d’autres moments plus intimes.
Elle se dit « c’est fini. Ma mission va s’achever, je vais devoir partir, le quitter, et d’ailleurs il n’y a plus rien à dire. Il m’oubliera. »
La secrétaire frappe à la porte. Elle entre et dépose son travail sur le bureau. Camus a un mot gentil.
- Merci Suzanne. Espérons que ces pages nous ouvriront des portes !
La secrétaire sortie, il reste encore un moment silencieux, feuilletant le manuscrit d’un air pensif. Puis il prend une grande enveloppe et le glisse dedans, après avoir griffonné quelques mots sur une feuille de papier à lettre à l’intention de son agent.
La jeune fille se leve. Il a un dernier regard sur elle, comme si tout n’avait pas été dit. Il prend sur la table un exemplaire de LA CHUTE, son dernier roman paru.
Elle le voit écrire quelques lignes sur la page de garde et refermer le livre.
« Pour vous. Lisez-le en pensant à moi. Mais ne tombez pas dans le panneau : je ne suis pas Clamence ! »
Tout en parlant il s’est levé, il contourne le bureau et vient poser sa main sur l’épaule de la jeune fille.
« Revenez me voir. J’aime la compagnie des jeunes filles sages… »
Elle, c’était son vœu le plus cher. Mais lui, il n’eut pas le temps de lui donner un deuxième rendez-vous.