MICHELINE ROZAN, L'INCONNUE
Avant de partir, elle a fait un dernier tour dans son théâtre, son oeuvre ultime. A cette heure, l’ombre et le silence règnent dans les Bouffles du Nord.
Elle est sereine. Le théâtre va bien. Peter est encore là pour lui assurer un bel avenir. Elle, est allée jusqu’au bout, elle peut enfin prendre son vol.
Maintenant Micheline Rozan gravit péniblement les derniers mètres du chemin accidenté qu’elle a suivi durant ses dernières années.
Essoufflée mais radieuse, elle s’arrête pour contempler l’imposante bâtisse qui surplombe la vallée du Styx.
Debout sur le parvis, bras ouverts et sourire aux lèvres, Albert Camus s’avance vers elle.
« Bon anniversaire, Micheline ! clame-t-il, vous ne pouviez pas mieux choisir pour fêter la fin du voyage !
Micheline Rozan se redresse, elle paraît soudain légère et alerte, et son visage s’illumine.
« Albert ! Enfin je vous retrouve, vous êtes parti si vite. Nous avions encore tant de projets ensemble...
« Avec vous j’ai découvert le théâtre !
« Et moi avec vous je suis passée de la littérature au théâtre...
Il la serre dans ses bras : « Et pourtant l’expérience des Possédés n’a pas été très encourageante pour nous deux !
« C’était un coup de maître en même temps qu’un coup d’essai, je ne demandais qu’à enchaîner !
Mais ses jambes se dérobent, tant elle est encore faible. Elle se dégage et va s’asseoir sur le muret qui borde le chemin.
Toute une époque revient à sa mémoire, avec ses artistes en quête de gloire qu’elle a poussé vers les sommets.
Maria Casarès s’est rapprochée :
« Micheline, je n’ai jamais oublié votre soutien – elle se tourne vers Camus - dans une situation si difficile à assumer...
Micheline s’étonne en voyant venir vers elle les nombreux disparus qui lui doivent une fameuse carrière, la gloire même.
« Mais vous êtes tous au Paradis ?
Camus précise en souriant :
« Quelques-uns oui, d’autres attendent leur heure. Mais vous, je parie sur la bienveillance de saint Pierre. Vous avez enduré plus de maux que vous ne méritiez, depuis votre plus tendre enfance jusqu’à vos dernières tortures.
Micheline Rozan respire un grand coup. Son corps frêle se dénoue peu à peu, ses mots sortent facilement de sa bouche.
Elle se lève et va vers la Porte du paradis, impériale :
« J’ai fini de souffrir. Maintenant, qu’on me donne le châtiment que je mérite ou bien le repos éternel.
Camus lui barre la route :
« Non, vous devez attendre ici. Votre vie est entre les mains du Juge Eternel et saint Pierre vous appellera pour vous faire connaître votre destination immédiate.
« Comment ? N’ai-je pas droit à plaider ma cause ?
Jeanne Moreau s’approche.
« Nous sommes tous ici pour plaider ta cause. Ma carrière, je te la dois. Tu m’as prise au théâtre pour m’amener au cinéma et tu es restée mon guide jusqu’au bout .Tu as fait de ton métier d’agent un sacerdoce, tu nous a communiqué à tous ta passion pour ce métier et ton secret pour s’y accrocher. Tu as été un modèle d’humanisme et de courage... Que faut –il de plus au Juge Eternel ?
Un applaudissement général accueillit cette tirade.
Dans le groupe compact des fidèles de la grande dame du théâtre, un personnage paraît impatient de témoigner.
« Qui êtes-vous, Micheline Rozan ? Je ne vous connaissais pas...
Comment avez-vous pu réunir tant de suffrages de stars en restant toute votre vie ignorée des médias ? »
Miss Comédie
Ce bref hommage fait à la va vite en raison de l’urgence (quelle idée de tirer sa révérence la veille de son anniversaire !) est une pirouette qui ne fait qu’effleurer les mille et une facettes de son immense carrière.
Avec son humour ravageur, j’ose présumer qu’elle aurait apprécié le ton de ces retrouvailles.
Evidemment, la dernière réplique, celle du personnage inconnu, la résume toute, elle l’Artiste en filigrane sur toutes les affiches.
Elle disait que le trésor le plus précieux de l’individu qui vit en société est l’anonymat. Pourtant, elle mettait toute son âme dans la conquête ‘de la gloire, pour ses poulains. Etonnant, non ?