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UNE AUSSI LONGUE ABSENCE

Publié le par Miss Comédie

UNE AUSSI LONGUE ABSENCE

Pour meubler des lendemains qui déchantent Miss Comédie se replonge dans des histoires d’amour qui ont encore un bel avenir quand leur auteur est  immortel.

 

Il suffit d’en relire un extrait librement modifié pour retrouver l’émotion d’une écriture bouleversante.

 

UNE AUSSI LONGUE ABSENCE

De Marguerite Duras

 

Accoudée derrière le bar, elle rêvait, désœuvrée.

Les derniers clients, un couple d’amoureux, ne se décidaient pas à partir.

Elle avait dû aller les prévenir que le café allait fermer, alors ils s’étaient levés, à regret , et s’en était allé enlacés vers la sortie.

Maintenant elle était là derrière son bar et pensait à ce couple d’amoureux qu’elle avait suivi des yeux jusqu’au bout de la rue.  Ils n’étaient plus tout jeunes, venaient-ils de se rencontrer ?

Ou bien se retrouvaient-il après une longue absence ?

Derrière la vitre du bar, le soleil couchant illuminait la rue d’une lumière irréelle, qui donnait au passants l’air de fantômes marchant à côté de leur ombre.

Soudain, elle le vit.

C’était lui l’homme qu’elle avait remarqué dès le premier jour avec un coup au cœur, et qui passait chaque jour à la même heure devant son bar.

Il marchait à pas lents, le torse droit, le visage immobile et le regard perdu au loin.

C’était lui elle le savait.

Mais dès qu’il eut dépassé la vitrine du café sans un regard elle n’en était plus aussi sûre.

Mais pourquoi revenait-il chaque jour inlassablement dans cette rue ?

Et si c’était lui pourquoi ne poussait-il pas la porte du café pour entrer comme il le fit pendant des années ?

Il y avait eu la guerre, c’est vrai, et elle l’avait cru mort .

Mais à chacun de ses passages l’espoir revenait en elle. Un espoir douloureux et malsain, doublé d’incertitude, qui posait toujours la même question sans réponse : pourquoi n’entrait-il pas ?

Un jour pourtant elle n’y tint plus.

Le cœur battant, elle l’attira vers elle, au moment où il passait devant la porte, et le força à entrer.

C’était la fin du jour, et la salle était vide.

L’homme ne résista pas.

Elle le força à s’asseoir, et pris place à côté de lui, ne le quittait pas des yeux, son regard rivé au sien.

Elle dit doucement : « vous connaissez ce café ? »

Il regarda autour de lui.

Il mit longtemps à répondre : «  peut-être… »

Alors elle se leva et alla derrière le bar , alluma le tourne-disque.

La musique s’éleva, douce, c’était leur musique.

Celle d’autrefois, il y avait longtemps.

L’homme avait tourné la tête et se passait la main sur le front avec insistance.

Elle se tenait debout devant lui immobile, et sa voix se brisa quand elle dit : « vous connaissez cette musique ? »

Autour d’eux le temps s’est arrêté. La minute de vérité s’éternisait dans une lente hésitation , attendant encore un dernier signe , un dernier indice.

Alors elle lui pris le bras l’obligeant à se lever et l’attira contre elle .

Et ils se mirent à danser lentement sur cette musique.

L’homme suivait le rythme, sans le moindre faux pas , les yeux fermés .

Bien sûr, il connaît cette musique, pensa-t-elle.

Elle dit : « souvenez-vous, nous dansions cela ensemble, India Song, c’était notre musique , souvenez-vous «

Il sourit, mais ne dit rien.  Elle supplia :

« Dites quelque chose ! »

Alors il murmura : «  pardonnez-moi, j’ai perdu la mémoire. C’était la guerre… »

Elle s’immobilise et c’est la fin de la chanson. Elle sait qu’il va falloir beaucoup de patience, il va falloir le retenir au bord de l’oubli, l’empêcher de retomber dans l’abîme et l’empêcher  de repartir 

Il reste debout et maintenant il accepte de croiser son regard à elle.

Ils vont refaire le chemin de leur amour, patiemment, longtemps.

 

Miss Comédie

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