LA PARFUMERIE DES ARTISTES ¨
La photo représente l’enseigne d’un vieux magasin dans une rue de Montmare. « La Parfumerie des Artistes. » L’enseigne est surmontée de deux fenêtres closes. Visiblement le photographe a voulu saisir le caractère naïf et touchant de l’inscription. Il a occulté la vitrine. . Or, les deux fenêtres closes éveillent l’attention et la photo prend soudain un caractère mystérieux. Ls rideaux, en tissu lourd et soyeux, sont trop soigneusement tirés. Les balcons sont fraîchement repeints. On en conclut que l’appartement qui se cache derrière ces fenêtres doit être confortable, sinon cossu. Bien sûr, ses dimensions doivent être modestes, si l’on considère la taille des fenêtres et leur position très basse, au-dessus du magasin. O note encore que la photo a été prise de jour. Si les rideaux sont tirés, c’est donc pour cacher quelque chose. La parfumerie est-elle un lieu de rendez-vous ? Cette pièce est-elle un studio photo ? Une chambre mortuaire, l’espace d’une journée ? L’occupant est-il parti précipitamment, en retard, sans prendre le temps d’aérer sa chambre ? Le local est-il fermé, à vendre, ainsi que l’habitation qui s’y rattache ? Le mystère devient tangible, les suppositions toutes aussi plausibles. L’imagination élabore un scénario. La femme qui habite là a choisi ce quartier populeux de Paris pour échapper à son passé. C’est une bourgeoise des belles rues de la rive gauche et quelques objets l’ont suivie, ces rideaux de velours, entre autres. Elle a bâti tant bien que mal sa nouvelle vie entre ces quatre murs, elle n’est pas complètement à l’aise, et puis il y a cette rupture, cette félure dans sa vie, qui l’empêche de s’endormir le soir. Ce qu’elle aime, c’est descendre l’escalier vermoulu qui mène à la parfumerie, et ouvrir la porte sur la rue, balayer le trottoir comme elle l’a vu faire aux boutiquiers voisins. Et respirer l’odeur des parfums mêlés, aligner les flacons, épousseter les présentoirs, se persuader qu’elle a trouvé là le but de sa vie. Elle parle avec ses clientes des progrès de la cosmétique, elle sait tout sur les nouveaux produits, les nouvelles techniques. Elle conseille avec tact, elle regarde attentivement les visages fanés qui cherchent la crème miracle, elle les aime, ces visages qui ont été beaux, ces joues flêtries qui ont été fraîches et rebondies, ces cous fripés qui ont été graciles. Elle est comme ces femmes. Personne n’échappe à la vieillesse. Elle n’a pas choisi le nom de sa parfumerie. Elle est tombée dessus par hasard, c’est la main de son ange gardien qui l’a uidée jusque dans cette rue, avec cet écriteau pendu à la vitre de la porte d’entrée : """Pas-de-porte à vendre”. La Parfumerie des Artistes était faite pour elle. Elle n’a même pas eu à la repeindre, les couleurs étaient encore fraîches. Elle aime ce quartier vivant, bruyant. A midi elle ferme sa porte et part marcher à l’aventure. Elle sait qu’elle ne rencontrera personne de son ancienne vie. C’est ce qu’elle voulait à tout prix, rester à Paris mais ne plus voir personne, tirer un trait. C’est fait. Personne ne viendra la reconnaître ici, dans ces rues sales et sans charme. Quelquefois elle a un coup au coeur, c’est plus fort qu’elle : un visage, un regard... C’est lui. Mais non. Ce ne peut être lui.
Elle sait bien pourquoi cette parfumerie s’appelle ainsi. C’est à cause de la proximité du théâtre du Tertre. D’ailleurs elle a servi plusieurs fois des “artistes”, qui jouaient dans le spectacle et qui, avant de s’installer dans leur loge, cherchaient un produit qui leur manquait. De pauvres filles, sans éclat, sans rien de l’allure d’une vedette. Mais allez les voir sur scène, et vous serez surpris. Elles sont métamorphosées, sublimées. De vraies stars. Ah, la vie vous met de sales couleurs au visage. Le théâtre, il n’y a que ça de vrai. Le théâtre, il vous prend et puis il vous jette. Un jour, ça ne marche plus. Il n’y a plus aucun rôle pour vous, vous arrivez toujours trop tard, ou trop tôt... Le bureau du chômage devient votre refuge et ça, c’est mauvais signe. C’est la descente aux enfers. On en remonte rarement. Il vaut mieux rompre, vite, et chercher des parfumeries à vendre. Le soir, la femme n’a même pas à tirer les rideaux. Depuis qu’elle habite là, elle ne les a jamais ouverts. Un jour, peut-être, il lui viendra l’envie de faire entrer le soleil.
C’est une histoire qui se tient, oui tout à fait possible. Mais qui a bien pu prendre cette photo, et pourquoi seulement l’enseigne et les deux fenêtres aux rideaux tirés ?
La mouette
L’été, Julie laisse sa fenêtre grande ouverte la nuit pour être réveillée par le jour. Ce matin pourtant, le lever du soleil n’aura pas lieu. Julie regarde les nuages lourds de pluie qui encombrent le ciel. Les toits ont la brillance grise d’une aube pluvieuse et la ville semble prostrée dans un refus de s’éveiller.
De cette fenêtre au sommet de sa tour elle domine Paris. Parfois elle s’imagine que d’un geste, d’un regard, même, elle commande les mouvements de la ville. Julie est heureuse au sommet de sa tour.
Julie descend de chez elle. La plaque “Place Corneille” apposée sur le mur à droite du porche de l’entrée lui semble aujourd’hui incongrue.
“Un oiseau de malheur”, pense-t-elle. Et pourquoi, tout-à-coup, cette hésitation, ce pressentiment ?
Elle se souvient qu’elle a laissé sa fenêtre grande ouverte.
Elle leve la tête et regarde au-dessus d’elle, les rangées de baies vitrées de la tour Ouest , avec leurs stores bleus. Elle pense que même là-haut, tout peut arriver. Un orage, un vol de corneilles... Elle pourrait très bien ce soir retrouver son appartement saccagé.
Elle regarde sa montre. Avec le métro, elle peut encore être à l’heure au rendez-vous. Elle fait demi-tour et se met à courir vers l’ascenseur.
Julie ouvre la porte de sa chambre et se fige. Quelque chose d’énorme bouge sur la rembarde du balcon. Un oiseau monstrueux. Une mouette.
Elle est gigantesque, effrayante dans sa proximité. Ses pattes roses et griffues s’aggrippent à la barre de fer. La masse de son corps fumant, plumes hérissées, obscurcit la pièce comme une menace venue du ciel. Son bec est entrouvert, comme prêt à saisir une proie. Son oeil rond est porteur de haine
Une peur subite s’empare de Julie. Les mouettes arrivent-elles jusqu’à Paris ? Les mouettes volent-elles à la hauteur d’un vingt-deuxième étage ?
Puis lle fait un geste du bras et l’oiseau s’envole pesamment, prend de la hauteur et pousse son cri de désespoir avant de disparaître , grise sur le gris du ciel.
Julie met la main sur son coeur qui bat follement. Pourquoi cette peur ? C’est ridicule. “Une mouette en vol, pense Julie, est une autre sorte d’oiseau. On aime la voir tournoyer, presque irréelle, comme un symbole d’évasion, et son cri nous parle de l’immensité de la mer. La voilà posée sur mon balcon et elle est menaçante, épaisse et prosaïque comme un pigeon géant. Un oiseau de malheur.”
Julie pense à ce pressentiment qui l’a fait remonter en toute hâte. Depuis combien de temps la mouette était-elle en observation sur son balcon ?
Ne s’était-elle pas engouffrée, par l’ouverture, pour aller se poser, qui sait, sur sa couverture, sur sa table de chevet, sur son bureau ? Quel esprit maléfique habitait ce corps répugnant ? L’idée que l’oiseau eût pu frôler ses vêtements, déposé ses immondices dans quelque endroit de la chambre qu’elle ne découvrirait que plus tard, “à l’odeur”, lui donne la nausée.
Elle reste là, ne sachant quoi faire.
“Elle va revenir.” Cette certitude l’envahit de terreur. Elle sait qu’elle ne pourra plus jamais regarder le lever de soleil avec la même quiétude. Maintenant elle saitu’elle doit quitter cet appartement. Elle se sent soudain au centre d’une sinistre machination, obligée de fuir sur un ordre d’évacuation venu d’ailleurs.
Elle aurait dû se méfier de la plaque. C’était ici la place des corneilles et autres oiseaux de malheur.
Julie se dirige vers la fenêtre avec repugnance et la ferme, au moment où le premier coup de tonner fait trembler les vitres. Elle s’allonge sur son lit. L’heure de son rendez-vous
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