SHOOTING CHEZ GUY BOURDIN
Nous sommes en 1966. Guy Bourdin est une icône de la photo de mode, on se l’arrache. Pour les mannequins, travailler avec lui est un pic de carrière.
Ce jour-là, il y avait un shooting pour une campagne de pub Charles Jourdan dans un appartement du boulevard Malesherbes.
Nous sommes quatre, envoyées par l’Agence Catherine Harlé. On nous a choisies pour la minceur de nos jambes.
Pas de séance maquillage, on ne verra pas nos visages. Pour les visages, Bourdin demande des tops.
On se présente, il nous regarde à peine et nous demande d’aller revêtir nos maillots de bain dans la pièce à côté. Son assistant japonais, visage hermétiquement fermé, nous montre des chaises pour déposer nos vêtements.
Guy Bourdin s’active sur le plateau, une immense pièce nue qui devait être un salon et qui donne sur la rue. On a voilé les fenêtres de tissu noir. Des échafaudages vont d’un mur à l’autre comme si nous allions repeindre les murs.
L’assistant japonais vient nous faire signe de prendre place, au moment où une musique assourdissante envahit l’espace. C’est un groupe anglais déchaîné et nous nous rappelons que Guy Bourdin ne travaille que dans des ambiances sonores électrisées ou psychédéliques. Ca évite la conversation.
Guy Bourdin est jeune, silouhette menue et visage calme, il est vêtu d’un pantalon de velours et d’un gilet noir sur une chemise blanche. Clean.
Il s’approche et nous dévisage, ou plutôt dévisage nos jambes très attentivement, puis entreprend de nous diriger, l’une après l’autre, vers notre perchoir. Nous allons passer quatre heures sur l’un des deux échafaudages, soit les jambes pendantes sur celui du haut, soit les jambes en l’air sur celui du bas, car l’idée est de faire croiser les modèles.
Une fois la pose prise, interdiction de bouger d’un millimètre. Après chaque shoot, on change de souliers et de position. Il y a cinquante paires d’escarpins à photographier.
Nous sommes des mannequins de cire articulés. S’il le pouvait, le maître manipulerait nos mollets à sa guise, mais il n’ose pas. Simplement il prend l’air très las lorsqu’une fille n’arrive pas à dévisser sa cheville pour lui faire prendre un angle de 90°. Et surtout, lorsqu’elle ne garde pas la pose : c’est impossible ! Il y a de la rébellion dans l’air. L’ambiance est hyper-tendue.
On tient comme ça deux heures, une éternité.
Guy Bourdin appelle l’assistant et lui dit quelque chose en anglais. Puis il part dans le fond de l’appartement où il doit y avoir son « atelier ». L’assistant nous fait signe qu’on peut descendre des perchoirs et se détendre. Il nous montre un distributeur de coca dans l’entrée et nous nous désaltérons en échangeant nos commentaires laconiques ou furibards.
La pause dure à peine un quart d’heure et Guy Bourdin réapparait avec un sourire poli, nous demande si ça va, si on veut bien reprendre le travail.
Et c’est reparti pour deux heures avec maintenant la musique de Ravi Shankar. Malgré ça nous sommes à cran, heureusement que nos visages sont hors champ. Nous nous sentons comme des poupées désarticulées, des singes savants, des objets, humiliées, désincarnées, dépersonnalisées.
Et chacune de nous arrive au bout de cette expérience exaltante avec un sentiment de culpabilité. Le comble ! Le soir dans nos lits, une petite voix se mit à résonner dans notre tête : tu l’as voulu ? Tu l’as eu !