LA DICTÉE DE BUNUEL
Brialy m’avait fait engager dans le film de Bunuel « Le Fantôme de la Liberté ». Je devais jouer une maîtresse d’école en train de lire une dictée à ses élèves. Je devais juste détacher les mots, comme une vraie maîtresse dicte en détachant les mots, très lentement. Une panouille ! Mais c’était Bunuel. J’avais peur.
Brialy m’avait dit :
“Ecoute, tu n’as rien à faire, ça se passera très bien. Il faut juste que tu sois habillée de la bonne couleur, placée à l’endroit précis qu’on t’indiquera, et que tu te déplaces exactement comme on te le demandera. C’est tout. Pas de talent, rien ! Laisse tout ça au vestiaire. Avec Bunuel, pas besoin de talent.”
La bonne couleur, je le sus très vite, c’était l’absence de couleur. L’assistant Pierre Lary m’emmena au magasin des costumes au sous-sol pour me choisir une tenue. L’ambiance générale de la salle de classe était bleutée, les enfants avaient reçu la consigne d’être vêtues de couleurs pastel, seule la petite fille devait être en rouge. Je devais être neutre, très neutre.
Il me trouva un cardigan de laine informe, qu’avait porté Bulle Ogier dans Le Charme Discret de la Bourgeoisie. Couleur beige. Je pouvais garder ma jupe en tweed gris.
- Maintenant, tu peux aller déjeûner si tu veux, tu ne tournes que cet après-midi. Mais à partir de 14h tu dois rester dans les parages, on ne sait jamais. Allez, ciao !
Quelque chose me tracassait.
- Hé !
- Oui ?
- C’est quoi, la dictée ?
Son regard s’est vidé de toute expression. Il y eut cinq secondes de silence.
- La dictée. Bonne question. Il te faut une dictée. Je vais en parler à don Luis.
J’étais là dans cette loge, avec en face de moi Jean Rochefort et Pascale Audret qui jouaient les parents, et Agnès Capri qui jouait la directrice. Celle-ci, un peu à l’écart, était occupée à tricoter. Nous étions assis dans une semi-pénombreet nous attendions.
Jean Rochefort nous faisait part de son indignation.
- Pas un mot sur nos rôles, pas une indication, rien... Des objets, il nous traite comme des objets.
Nous opinions du bonnet, un peu inquiètes de cette attitude irrévérencieuse. Nous nous gardions bien d’apporter notre grain de sel. Mais il n’en avait cure, de plus en plus nerveux :
- Moi, dans ma campagne, avec mes chevaux et mes chiens, je suis heureux. Je n’ai pas besoin qu’un Bunuel vienne me faire poireauter sans un mot, pendant des heures.
Sa diction inénarrable me réjouissait. Pascale Audret, souriante, gardait son calme. Agnès Capri, imperturbable, tricotait sans mot dire.
A quinze heure cinq, Pierre Lary vint me tendre un bout de papier sur lequel étaient griffonnées quelques lignes.
- Voilà ta dictée. Le maître l’a écrite spécialement pour toi ... Tu tournes dans une demi-heure, on viendra te chercher.
Il était déjà reparti. Les autres me regardaient, mon papier entre les doigts. Je déchiffrai avec peine les mots écrits à la hâte d’une écriture fine et cahotique.
- C’est de la belle prose, je présume ? dit Jean Rochefort, goguenard.
Je lus à haute voix : “Ce fleuve dont les eaux passent devant nos yeux le long des rives immobiles qui retiennent sa fuite, le verrons-nous revenir ?”
Nous nous regardâmes sans mot dire. Jean Rochefort eut un hochement de tête.