IN THE HOPPER ROOM
NIGHT WINDOWS (Hopper 19266)
Encore une histoire de fenêtres. Hopper, lui aussi, était intrigué par ce qui se cache derrière les fenêtres.
Ce tableau est particulièrement mystérieux et donne libre cours à l’imagination, avec ces menus indices qui ne révèlent rien.
Experts et biographes ont sûrement déjà décrypté tout ce qui se dissimule dans cette toile.
Moi, je ne suis que spectatrice ignorante, comme la plupart de ceux qui défilent devant ce tableau dans le musée d’Art Moderne de New York où il est exposé. Mon esprit a le champ libre pour échafauder un scénario, pas de frontières culturelles ou iconoclastes.
Je constate d’abord que l’auteur de la toile était placé au même niveau que son modèle, le regard balaie ce décor éclairé violemment et peut en distinguer les détails.
Le tableau a été peint de nuit, les fenêtres se détachent sur la façade de l’immeuble plongé dans l’obscurité. La rue, en bas, doit être déserte et silencieuse.
Hopper avait-il, pour peindre cette scène, un quelconque lien avec l’occupante de l’appartement ? Habitait-il lui-même dans cet appartement ? Ou bien agissait-il seulement en voyeur ? Etait-il, comme nous, intrigué par ce qui se passait dans cette chambre ?
Car il s’agit bien d’une chambre, dont nous entrevoyons le bord d’un lit, et une partie du corps dénudé d’une femme.
Que voyons-nous encore ?
La fenêtre ouverte. C’est l’été et la chaleur doit être étouffante car le rideau qui s’envole vers l’extérieur suggère que l’on a créé un courant d’air avec une autre ouverture de l’appartement.
Un scénario s’élabore vaguement La propriétaire du bout de chair rose à peine visible mais tellement présent pourrait s’appeler Lola.
Lola est sortie tard du cabaret et l’une des chorus girls l’a ramenée chez elle, dans cet immeuble cossu d’un quartier de New-York.
Lola est danseuse dans un speakeasy très couru de Broadway.
Lola est donc peut-être une femme légère.
Mais une fois rentrée chez elle, sait-t-elle que quelqu’un l’attend dans l’immeuble d’en face pour la fixer sur une toile ?
Ou bien l’ignore-t-elle ? Non, parce que si elle l’ignore, pourquoi laisse-t-elle la lumière illuminer sa chambre afin que son étage soit bien visible de l’autre côté de la rue ?
Il faut croire que Lola SAIT que quelqu’un en face fait son portrait, et alors Lola est la femme du peintre, ou un modèle engagé pour figurer dans la scène. Et si c’est le cas….Le décor lui aussi est factice. Le peintre a loué cet appartement qui se trouvait libre en face de son atelier et a joué les voyeurs en toute liberté.
Oui, je préfère cette version-là à celle de l’épouse officielle : pourquoi aurait-il voulu la peindre dans un appartement de location ?
C’est donc Lola, modèle familier du peintre, qui se trouve à cet instant dans l’appartement de Washington Square North, face à l’atelier de Hopper.
Ceci posé, que se passe-t-il à l’instant où l’œuvre est devant nos yeux ? Hopper a certainement voulu saisir un moment précis de la vie de Lola et nous laisse le choix de l’imaginer.
Et bien Lola attend le moment de poser réellement, et achève sa toilette, dans cet angle mort où l’on n’aperçoit qu’une vague armoire dans un rougeoiement de veilleuse. Elle vient de rentrer, un peu fatiguée, elle a pris une douche, et se penche pour enduire ses jambes de crème rafraîchissante. Elle sait qu’elle va devoir poser pendant quelques heures, elle ne sait pas encore dans quelle posture, Edward travaille sur des inspirations subites et inattendues, elle le connaît bien et elle attend le coup de téléphone qui lui indiquera la pose à adopter.
C’est pourtant le moment d’attente, que Hopper a choisi de fixer. Le vide de la pièce, sa lumière crue, le rideau agité par le vent et surtout l’illusion de présence de son modèle.
Lola sera certainement surprise, voire déçue, de ce parti pris, pourtant elle est habituée aux demandes farfelues du maître, toujours sûre que ce sera à son avantage, nue ou habillée.
Lola connaît les thèmes favoris de Hopper, ceux qui inspirent ses plus belles toiles : la solitude, l’éloignement, les grands espaces ou bien le mystère de certains lieux de rencontre dans les grandes villes.
Mais là… Pensive, elle regarde le tableau achevé. Elle est attirée par le rideau qui s’envole hors de la fenêtre. C’est ce qu’elle préfère dans le tableau, ce rideau qui s’envole. Il lui parle du vrai thème de la toile, du vide, de l’absence. Elle finit par comprendre ce qu’elle fait là, elle, avec son petit bout de postérieur qui pointe dans le champ, qui ne veut rien dire, sauf qu’elle est là sans être là.
Voilà ce que je vois, moi, dans ce tableau intitulé Night Windows peint par Edward Hopper en 1926. Et vous, que voyez-vous ?
Miss Comédie