DÉDIÉ A TWIGGY la Brindille
... Twiggy la brindille, qui était de la partie.
SHOOTING de choc
Nous sommes en 1966. Guy Bourdin est une icône de la photo de mode, on se l’arrache. Ses reportages dans Vogue ou Harper’s Bazaar font sensation. Et les annonceurs publicitaires qui font appel à son talent sont triés sur le volet.
Pour les mannequins, travailler avec lui est un pic de carrière.
Ce jour-là, il y avait un shooting pour une campagne de pub Charles Jourdan dans un appartement du boulevard Malesherbes à Paris.
L’Agence Catherine Harlé a recruté quatre cover-girls juniors choisies pour la minceur de leurs jambes.
Pas de séance maquillage, on ne verra pas leur visage. Pour les visages, Bourdin demande des tops. Celles qui ont été convoquées aujourd’hui, bien que débutantes, l’intéressent car rien n’est plus difficile à photographier que des jambes : au développement un mollet un tant soit peu galbé apparait toujours surdimensionné.
Les filles ont rendez-vous dans un immeuble haussmanien d’allure bourgeoise – ce qui les déroute quelque peu, mais chacune affiche un détachement de professionnelle lorsqu’elles se retrouvent sur le palier. On lit sur leur visage la même interrogation : est-ce ici qu’il habite ?
Un jeune Asiate ébouriffé les fait entrer et les conduit dans le « bureau » de Guy Bourdin, lequel est en train de téléphoner.
Plantées là, muettes, elles contemplent la star.
Guy Bourdin est jeune, silouhette menue et visage lisse, il est vêtu d’un pantalon de velours et d’un gilet noir sur une chemise blanche. Clean
Il les regarde l’une après l’autre et leur demande de se présenter tout en vérifiant sur un cahier qu’il n’y a pas d’erreur – l’homme est minutieux et tâtillon, semble-t-il.
Les filles sont impressionnées, légèrement inquiètes.
- Vous avez bien apporté un costume de bain ? demande Guy Bourdin d’une voix douce.
Quatre « oui » murmurés d’une seule voix tremblante lui répondent.
- Jimmy va vous montrer le vestiaire.
- L’assistant japonais, visage hermétiquement fermé, les guide vers une pièce meublée de chaises pour déposer leurs vêtements et se mettre en tenue.
Tout en procédant à leur déshabillage les filles se détendent un peu. Finalement, tout ça c’est de la rigolade, pensent-elles, à cet instant tout baigne encore dans l’huile, elles vont « travailler avec Guy Bourdin », la classe. Puis, très vite, l’assistant revient les chercher.
Guy Bourdin s’active sur le plateau, une immense pièce nue au parquet et moulures du siècle dernier qui devait être un salon et qui donne sur le boulevard. On a voilé les fenêtres de tissu noir. Des échafaudages vont d’un mur à l’autre comme s’il s’agissait de repeindre les murs.
Comme pour marquer le début de la séance, une musique résonne brusquement, assourdissante. Guy Bourdin ne travaille que dans des ambiances sonores déchainées ou psychédéliques. Ca évite la conversation.
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Il s’approche et dévisage ses modèles ou plutôt dévisage leurs jambes très attentivement, puis entreprend de les diriger, l’une après l’autre, vers leur perchoir.
Elles comprennent alors en même temps le but du jeu : elles vont donc passer quatre heures sur l’un des deux échafaudages, soit les jambes pendantes sur celui du haut, soit les jambes en l’air sur celui du bas, car l’idée est de faire croiser les modèles.
Une fois la pose prise, interdiction de bouger d’un millimètre. Après chaque shoot, on change de souliers et de position. Il y a cinquante paires d’escarpins à photographier.
Dans la tête de chacune des cover-girls s’insinue une sinistre mélopée : « Nous sommes des mannequins de cire articulés, des marionnettes sans visage, des pantins sans âme…’
S’il le pouvait, le maître manipulerait leurs mollets à sa guise, mais il n’ose pas. Simplement il prend l’air très las lorsqu’une fille n’arrive pas à dévisser sa cheville pour lui faire prendre un angle de 90°. Et surtout, lorsqu’elle ne garde pas la pose : ça le rend fou, elles le voient bien et cela les déstabilise encore davantage.
Au bout de quelques heures, Il y a de la rébellion dans l’air. L’ambiance est hyper-tendue.
Le « clic-clac » du Hasselblad leur devient insupportable.
Guy Bourdin se résigne à faire un break. Il dit quelque chose en Anglais à l’assistant et part au fond de l’appartement où se trouve son labo.
L’assistant fait signe aux filles qu’elles peuvent descendre des perchoirs et se détendre.
Groupées autour du distributeur de coca, elles se désaltèrent en silence. La fatigue et le désappointement se lisent sur leur visage. La musique s’est tue elle aussi.
La pause dure à peine un quart d’heure et Guy Bouin réapparait .
- Ca va ? demande-t-il avec un sourire sans joie.
Sans attendre de réponse il leur demande de bien vouloir reprendre le travail.
Et c’est reparti pour deux heures avec maintenant la musique de Ravi Shankar. Mais les filles sont à cran, heureusement que leurs visages sont hors champ. Elles se sentent comme des poupées désarticulées, des singes savants, des objets, humiliées, désincarnées, dépersonnalisées.
Est-il possible que le résultat de ce travail ne porte pas les traces de la douleur des modèles ? Et si les filles avaient pleuré, défigurées par la fatigue, la photo aurait-elles montré seulement l’harmonie et l’équilibre de leurs paires de jambes dissociées de leur corps ?
Guy Bourdin était-il conscient de cette absurdité ?
A la fin de la séance, une fois rhabillées, les filles ont vu Guy Bourdin s’approcher et leur tendre la main. Son visage avait une expression indéfinissable qui n’était pas de la satisfaction mais une sorte de tristesse. Pourtant il leur dit doucement une phrase étonnante : « Vous avez été formidables, je vous remercie. »
Et chacune d’elles, arrivée au bout de cette expérience exaltante, une fois digérée l’énormité de la déception, s’est sentie envahie d’un sentiment de culpabilité. Le comble ! Le soir dans leur lit, une petite voix se mit à résonner dans leur tête : tu l’as voulu ? Tu l’as eu !