DÉDIÉ A PATRICK MODIANO
LA PARFUMERIE DES ARTISTES
La photo représente l’enseigne d’un vieux magasin dans une rue de Montmartre, La Parfumerie des Artistes.
Au-dessus de l’enseigne, deux fenêtres aux volets ouverts.
Au-dessous de l’enseigne, la vitrine du magasin ne figure pas sur la photo. Peut-être le photographe n’a-t-il voulu saisir que le caractère naïf de l’inscription aux lettres de couleurs vives ?
Cette photo doit dater de plusieurs années, la parfumerie a dû changer de nom aujourd’hui.
.
Mais les deux fenêtres closes éveillent l’attention et la photo prend soudain l’aspect d’une énigme.
Les rideaux tirés derrière les vitres semblent faits d’un tissu lourd d’un beau rouge sombre, du velours peut-être.
Les balcons portent chacun des jardinières fleuries.
On en conclut que l’appartement qui se cache derrière ces fenêtres doit être confortable, sinon cossu. Bien sûr, ses dimensions doivent être modestes, si l’on considère la taille des fenêtres et leur position très basse, au-dessus du magasin.
On note encore que la photo a été prise de jour. Si les rideaux sont tirés, il faut croire que c’est pour cacher quelque chose. La parfumerie est-elle un lieu de rendez-vous ?
L’occupant est-il parti précipitamment, en retard, sans prendre le temps de tirer les rideaux ?
Le local est-il fermé, à vendre, ainsi que l’habitation qui s’y rattache ? Pourquoi le photographe a-t-il fixé son objectif sur l’enseigne et non sur la vitrine du magasin ?
Le mystère appelle les suppositions, toutes aussi plausibles. L’imagination élabore un scénario.
La femme qui habite cet appartement a choisi ce quartier populeux de Paris pour échapper à son passé. C’est une bourgeoise des belles rues de la rive gauche. Elle est partiee en emportant avec elle quelques meubles, quelques objets qui lui étaient précieux, comme ces rideaux de velours rouge.
Elle a bâti tant bien que mal sa nouvelle existence entre ces quatre murs, elle ne s’y sent pas complètement installée, comme pour garder la liberté de revenir en arrière après une rupture brutale.
Elle s’efforce d’oublier pourquoi elle a voulu tourner la page. Elle se persuade que le renouveau est ici, dans ce quartier éloigné où rien ne vient lui rappeler son passé
.
Ce qu’elle aime à présent, c’est descendre l’escalier vermoulu qui mène à la parfumerie, et ouvrir la porte sur la rue, balayer le trottoir comme elle l’a vu faire aux boutiquiers voisins.
E t respirer les effluves des parfums mêlées, aligner les flacons, épousseter les présentoirs, se persuader qu’elle a trouvé là le but de sa vie.
Elle parle avec ses clientes des progrès de la cosmétique, elle sait tout sur les nouveaux produits, les nouvelles techniques. Elle conseille avec tact, elle regarde attentivement les visages fanés qui cherchent la crème miracle, elle les aime, ces visages qui ont été beaux, ces joues flêtries qui ont été fraîches et rebondies, ces cous fripés qui ont été graciles. Elle est comme ces femmes. Personne n’échappe à la vieillesse mais certains la subissent comme une tragédie et ces femmes-là ont droit à toute sa compassion.
Elle n’a pas choisi le nom de sa parfumerie. Elle est tombée dessus par hasard, c’est la main de son ange gardien qui l’a guidée jusque dans cette rue, devant cet écriteau pendu à la vitre de la porte d’entrée : ‘’Pas-de-porte à vendre”.
La Parfumerie des Artistes était faite pour elle. Elle n’a même pas eu à la repeindre, les couleurs étaient encore fraîches.
Elle aime ce quartier vivant, bruyant. A midi elle ferme sa porte et part marcher au hasard. Elle sait qu’elle ne rencontrera personne de son ancienne vie. C’est ce qu’elle voulait à tout prix, rester à Paris mais ne plus voir personne, tirer un trait. C’est fait. Personne ne viendra la reconnaître ici, dans ces rues sales et sans charme. Quelquefois elle a un coup au coeur, c’est plus fort qu’elle : un visage, un regard... C’est lui. Mais non. Ce ne peut être lui.
Elle sait bien pourquoi cette parfumerie s’appelle ainsi. C’est à cause de la proximité du théâtre du Tertre. D’ailleurs, plusieurs de ces actrices, avant de s’installer dans leur loge, viennent chercher un produit qui leur manque. Des comédiennes de second plan, sans rien de l’éclat d’une vedette. Mais allez les voir sur scène, et vous serez surpris. Elles sont métamorphosées, sublimées. De vraies stars.
Un soir elle a remonté la rue Lepic et a pris une place au théâtre du Tertre. On jouait une pièce de Ghelderode, « Sortie de l’Acteur ». L’un des rôles féminins était tenu par une jeune femme qui venait quelquefois lui acheter des produits de beauté. Sa peau était très flêtrie. Ce soir-là, elle la reconnut à peine. Elle avait un port de reine et son visage irradiait de présence. Ah, la vie vous met de sales couleurs au visage. Le théâtre, il n’y a que ça de vrai.
C’était sa raison de vivre.
Le théâtre, il vous prend et puis il vous jette. Un jour, ça ne marche plus. Il n’y a plus aucun rôle pour vous, vous arrivez toujours trop tard, ou trop tôt... Le bureau du chômage devient votre refuge et ça, c’est mauvais signe. C’est la descente aux enfers. On en remonte rarement. Il vaut mieux rompre, vite, et chercher des parfumeries à vendre.
Le soir, la femme n’a même pas à tirer les rideaux. Depuis qu’elle habite là, elle ne les a jamais ouverts. De son lit, elle contemple ce souvenir, le seul qui, bizarrement, l’apaise. Elle vit dans une ombre perpétuelle mais cela ne la gêne pas.
Un jour, peut-être, il lui viendra l’envie de faire entrer le soleil.
C’est une histoire qui se tient, oui tout à fait possible. Et l’on pourrait en rester là, s’il n’y avait cette question, toujours la même : qui a bien pu prendre cette photo, et pourquoi seulement l’enseigne et les deux fenêtres aux rideaux rouges ?
Miss Comédie.