ALBERT CAMUS ET LA FOLIE DU THEATRE
ELOGE DE LA MEMOIRE
C’était hier. Bien sûr, puisque nous sommes le lendemain...
Donc, je me souviens de cette histoire que j’ai vécue dans ma jeunesse et la sensation que j’éprouve à ce souvenir me remplit d’une exaltation qui n’était pas la mienne ce jour-là, c’est la ruse du temps qui passe, ce coup de projecteur sur les souvenirs...
Alors je me dis : cette histoire est tellement... n’ai-je pas rêvé tout cela ?
La mémoire est la grande rivale de l’imaginaire quant il nous prend l’envie de nous échapper du réel.
La mémoire nous fait revivre, l’imaginaire nous fait vivre des moments inoubliables, à nous de choisir.
Le soir de ma rencontre avec Camus, je n’arrivais pas à dormir mais ce n’était pas l’évocation de ce moment fabuleux, incrédule face à cette icône du monde littéraire et théâtral, non, c’était juste le souvenir cuisant de sa phrase : « Mais vous n’êtes pas folle ! » qu’il m’avait lancée et que j’avais reçue comme une injure.
La tournure qu’avait pris notre conversation, après l’entrée en matière professionnelle qu’il avait conclue sans trop s’y attarder, avait pourtant de quoi flatter la petite secrétaire envoyée par son agent.
Lui iI était en pleine folie, plongé dans les âffres de la mise en scène infernale des POSSEDES au Théâtre Antoine, s’intéressait à moi.
Il posait des questions, il s’intéressait à mon sort, il voulait connaître mes ambitions…
Mais quand je lui confiai , tout de go, que mon ambition était de faire du théâtre, il s’était insurgé :
« Faire du théâtre ? C’est ridicule, il faut vite penser à autre chose ! »
Je m’était rebiffée : « Ah oui , Et pourquoi, s’il vous plait ? »
J’avais l’insolence d’une élève de terminale face à son prof de philo mais il ne voyait pas ce qui me choquait et continuait :
« Parce qu’il faut être fou pour faire du théâtre… et que vous n’êtes pas folle ! »
Dans mon lit, ce soir-là, je fulminais. Je le traitais de mufle. Qu’est-ce qu’il en sait ? Et si j’étais folle ? Il n’en sait rien !
Cette phrase me taraudait. Tout à coup, je me demandais si je ne manquais pas dramatiquement de folie. J’étais vaguement inquiète. Et si je n’étais pas faite pour le théâtre ? Comment le savoir ? Comment savoir si j’étais folle de la folie du théâtre ?
Je m’étais endormie sur cette question existentielle, tragique.
Et dans mon rêve, je me suis vue sur scène, dans un halo de lumière, ovationnée et la larme à l’œil, après une démonstration éblouissante de ma folie théâtrale.
Quelques années plus tard, le rêve s’est réalisé mais Camus n’était plus là.
C’est pourtant en pensant à lui que j’ai découvert cette folie qui dormait en moi, comme en chacun de nous, je suppose, mais il faut un détonateur et Albert Camus, pour moi, fut un prodigieux détonateur.
Ma prestation périlleuse dans le rôle de Zerbinette des FOURBERIES DE SCAPIN avait démontré que j’étais bien folle, comme les autres fous du théâtre ; et j’aurais tant voulu le lui démontrer...
Car j’étais tombée amoureuse de lui, évidemment.
Comment ne pas tomber sous le charme d’Albert Camus ?
Surtout qu’il aimait, lui, toutes les femmes, c’est ce qu’il m’avait confié un jour que lui demandais comment pouvait-il aimer à la fois son épouse Francine, et la comédienne Maria Casarès.
« J’aime toutes les femmes, avait-il répondu, les yeux dans le vague.
Cela m’avait profondément émue. J’étais donc, moi aussi, l’une d’elles...
Je revois cette scène et je sais que ce n’est pas une hallucination, cette dédicace sur le livre qu’il m’avait offert, La Chute, le prouve. Je passe un doigt sur sa signature et je suis prise de vertige, devant ce témoignage d’éternité. Albert Camus n’est pas mort, il est là, devant moi, il a écrit ces lignes devant moi et je peux revivre cette scène, indéfiniment et l’imaginaire n’a rien à voir là-dedans, la mémoire a été la plus forte ; et c’est tant mieux.
Miss Comédie