LE GUÉPARD de Luchino Visconti
Cette scène a un sens caché. Ce n’est pas seulement un couple mythique qui danse dans un décor de conte de fées.
Pour mieux la comprendre, situons-là dans le contexte du film et de l’époque où il a été tourné.
Visconti, comte de Lonate Pozzolo, avait l’âme et les goûts aristocratiques de son illustre famille.
Après avoir donné dans la mouvance gauchiste des intellectuels de son époque, avec des films poétiquement dédiés au peuple et à ses misères, il fait une reconversion vers ses origines avec ce film, Le Guépard, où il raconte l’union forcée entre l’aristocratie milanaise désargentée et la nouvelle bourgeoisie affairiste qui s’impose alors.
Un sujet qu’il traite avec une évidente nostalgie.
« Le Guépard ». Pourquoi ce titre ?
Dans le roman de Giuseppe Tomasi d’où est tiré le film, l’auteur décrit la fin d’un monde « de lions et de guépards remplacé par un monde de chacals et de hyènes ».
Le prince Fabrizzio est le guépard. A travers son personnage, Visconti nous donne sa vision d’un monde qui s’achemine vers la décadence. C’est le pouvoir de l’argent contre celui de la tradition.
Il faut pactiser – et le prince pactisera, à contre-cœur mais avec élégance, comme le montre de façon éblouissante la scène du bal, la dernière demie-heure du film.
Le Guépard fut le plus grand succès de Visconti – un tournant dans sa carrière.
Il reçut la Palme d’Or au Festival de Cannes 1963.
Alberto Moravia s’exclame « C’est le film de Visconti le plus pur, le plus équilibré et le plus exact. »
Il aurait pu ajouter : et le plus convaincant. Car comment ne pas être dans le camp du prince Fabrizio Corbera di Salina ? Sa beauté sur le déclin, son charisme, la pureté de ses convictions prennent vie en la personne d’un Burt Lancaster sublime.
Quant à Alain Delon, son neveu dans le film, qui trahit son oncle et protecteur en se rangeant dans le camp garibaldien, il est à tomber.
On avait oublié à quel point sa beauté était à multiples facettes, dévastatrice, redoutable. On rêve : Alain Delon, que l’on croyait indestructible, a aujourd’hui quatre-vingts ans. Comment y croire ?
On accepte plus facilement le déclin de Claudia Cardinale. Pourquoi ?
ZOOM SUR UNE SCÈNE CULTE
La scène du bal.
Dans cette scène sont réunis tous les protagonistes de cette société hétéroclite : aristocrates et bourgeois vont danser sur la même piste, sur la même musique.
On aperçoit entre autres Paolo Stoppa qui joue le nouveau maire du village de Sicile où se trouve la résidence d’été du prince Fabrizio.
Il représente le nouveau pouvoir du peuple. Il est aussi le père de la belle Angelica, jouée par Claudia Cardinale, un nouveau riche arrogant qui vient d’accorder la main de sa fille au bel aristo Tancrède Falconeri. (C’est presque du Molière, le bourgeois gentilhomme est intemporel !)
Tout autour de la piste de danse se pressent, entre battements d’éventails et commentaires aigres-doux, nobles et bourgeois dans une nouvelle fraternité.
Lorsque le prince s’avance vers le jeune couple Angelica-Tancrède et s’incline devant la jeune fille pour l’inviter à cette première valse, chacun comprend que c’est le signe d’une ère nouvelle pour la Sicile – et l’Italie toute entière.
Le visage de Tancrède est impénétrable. Sa fine moustache frémit mais l’accord est donné tacitement. Il ne les quittera pas du regard durant tout le temps de leur danse.
Les premiers accords de la valse de Nino Rota résonnent, et le couple magique, face à face, après un balancement très court, ( j’adore ce balancement, comme une hésitation, ou une certitude, un avant-goût du plaisir), s’élance sur la piste.
D’autres couples de danseurs les entourent, les regards furtifs se croisent.
Ils tournent, leurs pas s’accordent avec élégance, la valse les entraîne dans sa mélodie, ils ont l’air heureux mais ne se parlent pas pendant de longues minutes.
Gros plan sur Tancrède, qui les fixe toujours d’un œil vaguement inquiet.
Il faut dire que le prince, malgré son âge, est un sacré rival pour le jeune homme, il se dégage de sa personne un charme dévastateur.
Angelica rompt le silence. Elle dit qu’elle est heureuse et fière d’être là, elle le remercie car elle lui doit tout, et surtout elle lui doit Tancrède…
Il lui répond que non, « vous devez tout à vous-même », belle phrase socratienne qu’il prolonge par un compliment énorme :
« Belle comme vous êtes…vous pourriez avoir tous les hommes.
Bref, ils se draguent innocemment.
Tout autour, les danseurs peu à peu ont déserté la piste et leur couple évolue seul, comme suspendu dans l’espace quand la valse s’achève.
De retour auprès de Tancrède, ils échangent encore quelques courtoisies tandis que Claudia pose tendrement sa tête sur l’épaule de son fiancé. Une manière de se faire pardonner… quoi, au juste ?
Tout a été dit dans cette scène, le mélange des genres, le mariage arrangé, le cynisme d’un neveu pourtant chéri, l’attrait sexuel à peine ébauché, la jalousie, l’amertume, tout cela dans un décor fastueux qui évoque les derniers vestiges d’une époque révolue.
¨Plus qu’une scène culte, c’est un symbole.
Miss Comédie
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